1838-09-05, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret
Rue Tronchet, n° 11, près la Madeleine, à Paris
Valmont, 5 septembre 1838
Paris, 6 septembre

Cher bon,

nous sommes ici après maintes traverses et maintes excursions. La nouvelle m’arrive par le journal que le ministre m’a chargé, par décision officielle, de la bibliothèque de la Chambre 1. Sois assez bon pour t’informer et m’informer le plus tôt possible si ce n’est pas une mystification : elle me serait sensible. Autre commission que je réclame de ta bonté : ce serait, en te promenant, d’aller au coin de la rue Grange-Batelière et du boulevard, chez Pleyel, facteur de pianos, le prier de faire enlever de chez moi, Delacroix, rue des Marais-Saint-Germain, 17, le piano que M. Chopin y a [p. 3] fait porter il y a deux mois environ2. Tu lui dirais que je l’ai oublié en partant pour la campagne, et, soit à mon retour, soit avec toi, il réglera le prix de location.

Pour te parler de nous, nous sommes toujours dans le lieu le plus enchanté, sauf les inconvénients et il y en a partout. Ces travaux, s’ils se réalisent, de même que ceux de la liste civile3, me donnent des velléités de ne pas rester trop longtemps ici.

Donne-moi des nouvelles de toi et de ta femme et de Guillemardet, si tu en sais. Ta vie est monotone et ne donne pas lieu à des descriptions. [p. 4] Pour moi, j’ai vu passablement de pays, la mer, beaucoup, que je sais par cœur à présent : Dieppe, Le Tréport, Fécamp, etc.4 Des ennuis d’auberge et de grande route en quantité et des plaisirs rares, voilà ma vie depuis que je t’ai quitté. La peinture aussi me paraît beaucoup plus facile, depuis que je ne peux pas en faire.

Adieu, cher bon ami que j’embrasse de tout cœur ; un petit mot au courant de la plume à ton vieux peintre. Rien ne me vieillit comme de revoir ces lieux que j’ai vus tout enfant et qui n’ont pas bougé. Que de choses depuis ! Adieu encore, je t’embrasse.

Chez M. Bataille, à Valmont, Seine-Inférieure.