1840-09-17, de  Delacroix, Eugène à  Sand, George.
[p. 1]

Chère amie,

cela vous surprend-il de me voir vous écrire ? Non, n’est-ce pas ? J’ai sur le cœur d’être parti sans vous avoir embrassée, et vous trouverez à la fin de cette lettre une foule de petits ronds sympathiques que j’ai couverts de baisers, comme feu Lafarge2, en espérant que vous en feriez autant pour me dédommager. Sérieusement, voici ce qui est arrivé : j’ai été dans la journée vous voir ; comme une ingrate que vous êtes, après m’avoir dit que je vous trouverais, vous étiez absente, et le soir j’ai eu une foule de paquets et de courses pour toutes sortes de choses auxquelles je n’ai pensé qu’au dernier moment. Baisez donc mes petits ronds, je vous en prie, en souvenir de moi. [3 ronds dessinés]

Ceci n’est pas pour vous extorquer [p. 2]un bout de réponse. Vous devez avoir les plumes et le papier en horreur et vous m’avez dit que cette horreur allait croissant. Je le crois sans peine. Ne vous gênez donc pas. Ne me sachez pas non plus trop de gré de vaincre ma paresse pour vous écrire. Je m’ennuie souvent ici, quoique j’y sois depuis peu de temps, et j’ai été saisi d’une envie furieuse de vous parler. Ah ! que vous aimeriez cependant cet endroit où je m’ennuie malgré sa beauté et peut-être à cause de sa beauté ! Cette tristesse et cette beauté de la nature vous bouleversent bien autrement que les tristesses de Paris où le trivial, le mesquin, le ridicule vous forcent à rire de la vie plus qu’à déplorer la nécessité de vivre. Ces beaux arbres, ces belles eaux me jettent dans une émotion qui me prépare à quelque chose qui ne vient pas : tout cela vous remue sans fruit. L’imagination, ravie, [p. 3] n’est pourtant pas satisfaite. Je regrette alors ce tourbillon dans lequel l’esprit n’a pas le temps de voir ce vide, ce grand noir que nous portons au-dedans de nous. Les grands spectacles vous laissent bien plus misérables. Vous seule avez bien décrit cela3. Il me semble que c’est aussi l’impression qui vous domine devant la nature, cette cruelle, cette adorable amie. Dans la jeunesse, il s’ajoute au bout de cette mélancolie un espoir sans fin qui vous console jusqu’à un certain point. Plus tard, on ne sent que le poids de tout cela. Cela promet-il qu’on s’aimera, qu’on se possédera ailleurs, sans ce trouble et cette inquiétude qui accompagnent les plus doux moments ? Les bois, les fontaines me le disent. Cette inquiétude tient à un élément qu’il faut dépouiller avant d’être pénétrés sans mélange de toute la volupté à laquelle notre âme aspire.

Chère amie, j’ai été interrompu au plus beau moment et, comme Petit Jean4, je ne sais plus où j’en suis avec mon âme qui demande [p. 4]à la vôtre un peu d’indulgence pour ses rêveries. En attendant cette immortalité de bonheur dont je me flattais tout à l’heure, accordez-moi et conservez-moi dans votre affection toute celle que vous pouvez me donner dans cette vie passagère. Vous n’aurez pas affaire à un ingrat, je vous assure. Pardonnez-moi donc mon éloquence et croyez plus que jamais au plaisir que j’ai à me rappeler les moments où je vous vois.

Adieu, bonne chère. Ne pensez pas trop à la nature. Pensez à moi, à tous ceux qui vous aiment.

Eugène Delacroix

Embrassez Chopin pour moi et présentez mes respects à Solange.

Je me rappelle aussi au souvenir de Madame Marliani.

J’écris avec une plume trop fine qui me fait faire des pattes de mouche dont je vous demande pardon.

Chez M. Bataille à Valmont, Seine-inférieure