1838-09-05, de  Delacroix, Eugène à  Sand, George.
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Chère femme,

je ne suis campé d’une manière un peu stable que depuis deux ou trois jours. J’ai été excessivement ballotté depuis que j’ai quitté Paris et l’ennui a tout à fait dépassé le plaisir, si ce n’est la mer que je revois toujours avec un nouveau plaisir. Comme Louis-Philippe [avec] ses chers députés, j’ai vu beaucoup de figures de provinciaux insupportables, beaucoup de tables d’hôtes et de beaux esprits, beaucoup d’auberges et très peu de garde-robes à l’anglaise1 (pardonnez-moi la vulgarité, mais l’extrême importance du détail [la justifie]), enfin j’ai eu beaucoup d’ennuis multipliés les uns par les autres. J’en ai été à ce point pour passer une [p. 2]journée entière à Dieppe, ville atrocement ennuyeuse où je ne connais personne d’aller m’enfermer dans la bibliothèque de la ville, où j’ai lu L’Hist[oire] du Bas-Empire de Lebeau2 pour me distraire de mes propres catastrophes. Encore, dans cette espèce de grenier où une centaine de bouquins courent les uns après les autres et jouent aux quatre coins avec les rats, n’ai-je pu reposer ma tête. On ne m’y a souffert qu’une heure environ, parce que c’était l’heure du dîner du directeur de l’établissement. Je suis ici dans le lieu le plus enchanté, mais il m’y manque trop de choses. Il a seulement un grand avantage, c’est de me faire trouver la peinture facile, attendu que je suis privé des moyens d’en faire. Il n’en est pas de même à Paris, où je n’ai [p. 3]aucune raison de ne point travailler. Cet endroit-ci est une ancienne abbaye de moines riches, avec une superbe église en ruine et des eaux, des jardins ravissants. Cela attriste un peu. On se trouve ici furieusement désarmé contre une foule d’émotions, que le bruit qui vous entoure vous aide à combattre à Paris. Il y a même des revenants dans le jardin et auxquels tout le monde croit ; mais les véritables sont pour moi trop réels, quoique dans mon imagination. Ce sont de chers fantômes en jupon que je m’attends à chaque instant à voir au coin des allées obscures et le long des ruisseaux courants, dignes des bosquets de l’Arioste3. Jamais lieu ne fut plus propre à vous percer de plus de ces piqûres, qui ne tuent pas mais qui désolent. Le bonheur est-il le seul instant où on le goûte ? Mais alors n’est-il pas [p. 4]trop cruel de le payer un million de fois par des regrets ? On peut alors douter même qu’il ait existé. Il n’y a que l’espoir de le retrouver qui puisse consoler de l’avoir perdu. Savourez, chère bonne, ces précieuses gouttes de miel4. Vous êtes si digne d’être aimée ! Vous n’êtes ni une précieuse, ni une coquette. Vous estimez à sa valeur la sotte tactique de mon sexe comme du vôtre, dans cette guerre qu’ils appellent de l’amour. Je vous souhaiterai même, et peut-être malgré vous, une petite dose d’ou[bli] après les temps d’enchantement. J’en voudrais trouver ici, je l’espérais presque, mais il faud[rait] pour cela d’autres distractions que celles que je trouve. Mille pardons de l’atroce écriture. Je ne peux plus tenir une plume. Il me prend une impatience nerveuse sitôt que j’en tiens une. C’est à la lettre.

Je vous embrasse. Mille [choses] à Chopin, aux bons amis que vous voyez,  Madame Marliani en tête. J’ai embrassé votre bon et aimable fils à Rouen5. Il vous aura conté nos exclamations en nous revoyant. Je le rembrasse ici. Adieu.

chez M. Bataille à Valmont
Seine-Inférieure