1856-10-25, de  Delacroix, Eugène à  Forget, Joséphine de.

Je viens d’arriver ici, chère amie, de chez Berryer chez qui j’ai passé une douzaine de jours1. Je n’ai eu votre lettre qu’en arrivant et je vous remercie bien de votre bon souvenir. J’ai été très ballotté depuis que je ne vous ai vue ; tout le commencement du mois, je l’ai passé en Champagne dans le pays de nos pères, chez le cousin Delacroix que vous vous rappelez sans doute et qui m’a plus d’une fois parlé de vous2. Il y a fort longtemps que je désirais faire ce petit voyage. Je croyais qu’il n’y avait plus que deux Delacroix, c’est-à-dire lui et moi. J’ai acquis l’assurance que le nom n’était pas encore en danger de périr quoique nous n’ayons d’enfants ni l’un ni l’autre. Tout le monde dans le pays originaire de mon père est mon cousin. Au reste, je me suis [p. 2] su bon gré d’avoir fait cette excursion et probablement, j’y retournerai, d’autant plus que le pays se trouve sur le chemin de Strasbourg, où j’ai d’autres affections3.

En revenant de mon voyage, je n’ai passé que deux jours à Paris : c’est dans cet intervalle que j’ai pu assister à l’enterrement de ce pauvre Chassériau 4 dont la mort avait bien droit de surprendre tout le monde. J’aurais bien changé avec lui pour le lot d’existence probable assigné à chacun de nous.

Chez Berryer où j’étais attendu plus tôt encore, même bonne réception et esprit excellent : peu de monde, mais belles promenades et tous les agréments d’une habitation comme celle-là5. Me voici maintenant ici pour quelques jours seulement : je suis rappelé à Paris [p. 3] par toutes sortes d’affaires6 et je serai bien heureux de vous voir ainsi que votre nouvelle installation7. Je suis moi-même à moitié installé ; il faut que je prenne tout à fait racine8.

Adieu, chère amie, je vous renouvelle mes remerciements de votre bonne lettre et aspire au moment d’aller moi-même vous raconter tous les détails de mes aventures.

Tout à vous bien sincèrement,

Eug. Delacroix