1854-10-16, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

J’ai regretté, mon ami, de ne pas vous voir avant votre départ pour la campagne, mais j’ai fort bien compris que vous aviez besoin du bon air de la campagne, où vous avez joui du plus beau temps du monde. Moi aussi ce beau soleil m’a poussée hors de Paris, ayant une occasion pour aller à Tours, j’ai été y passer trois jours, et un jour à Blois, en revenant ici. J’ai été enchantée de ce petit voyage, j’ai été visiter le château de Chambord, qui est bien curieux et bien intéressant à connaître. J’aurais bien désiré aller à Chenonceau et à Amboise, je n’en ai pas eu le temps. Le château de Blois, dans la ville même, est aussi fort curieux. Si vous ne connaissez pas cet endroit de la France, je vous engage fort à faire ce petit voyage le printemps prochain ; en chemin de fer toutes ces petites excursions sont bien faciles et pas fatigantes.

Je crois, mon ami, que l’hiver nous arrive avec toute sa tristesse et ses frimas ; c’est comme la vieillesse qui succède à nos jeunes et belles années ! Lorsque nous mangions de bonnes salades à l’ail rue Richepance et rue Matignon avec mon excellent père, nous n’avions pas de regrets et nous avions de grands moments de bonheur ! Il nous faut aujourd’hui une grands philosophie pour nous consoler de tous ces beaux jours passés !

La santé est maintenant l’affaire importante, soignez-vous, et prenez quelques plaisirs avec vos amis. Vous ne nous reviendrez pas avant le 1er novembre, donnez-moi quelquefois de vos nouvelles, jusque-là ; je serai enchantée de savoir que vous vous portez bien, et que vous vous plaisez où vous êtes, mon ami.

Quant à moi, ma vie est comme vous la connaissez, bien triste, bien décourageante. J’ai été aujourd’hui passer la journée avec mon pauvre malade 2, qui est toujours aussi bien que possible. J’attends demain la visite de Mme Dufay, que vous avez vue chez moi, elle va rester quelques jours ici, ce qui me fait grand plaisir.

J’ai appris que notre ami Vieillard était établi à Saint-Cloud ; l’auberge y est bonne.

Je ne suis pas retournée aux Italiens depuis le jours que nous y avons été ensemble : quelle bonne soirée, et quelle ravissante musique3 ! le souvenir m’en est resté doux au cœur.

Adieu bon et cher ami, je vous souhaite du beau temps, une bonne santé, et je vous embrasse de cœur, en attendant le plaisir de vous revoir.

J. de Forget