1845-07-27, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

p. 1 Enfin, mon ami, j’ai reçu des nouvelles de ton arrivée aux eaux 1 ! J’en suis bien heureuse car on est toujours inquiet lorsqu’on est éloigné de ses amis, et au milieu de tes tribulations de voyage, tu ne me parles pas de ta santé ? J’espère que ces eaux vont te faire beaucoup de bien ; mais consulte le médecin et si elles te sont salutaires, restes-y le temps nécessaire. Tu as dû être bien heureux d’embrasser ton bon frère 2 ? Mais je comprends son chagrin de ton silence et de ton indifférence apparente : tu aimes, mon pauvre ami, avec ton excellent cœur, mais aussi avec ton imagination d’artiste, c’est-à-dire qu’elle te fait négliger de témoigner ton affection à ceux qui t’aiment et qui en souffrent cruellement ! Moi j’en ai été découragée bien souvent, et il faut que je sois bien convaincue de ta tendresse, pour tenir ferme comme je le fais avec toi ! Cependant, je dois aujourd’hui te rendre justice, tu as été bien exact à me donner de tes nouvelles et j’en suis reconnaissante, car je souffre de ton absence, mon pauvre ami ; combien j’aurais été heureuse de te suivre dans p. 2 tes excursions, que nos promenades seraient ravissantes ensemble dans ce beau pays que tu habites ! Oh mon pauvre ami, le sort est quelquefois bien cruel envers nous ! Au lieu d’être auprès de toi, j’en suis réduite à mes promenades à Ville d’Avray, que tu retrouveras bien affreux lorsque tu sortiras de tes montagnes et de tes précipices.

J’ai lu hier dans mon journal que tu étais dans le Berry chez George Sand et que le gouvernement avait acheté ton Marc-Aurèle  ; voilà comme on écrit l’histoire3… Mais les Vieillard, que j’ai vus jeudi dernier, m’ont dit que ton tableau d’Alger venait d’être acheté4. Je crois que tu ne m’en avais pas parlé, j’en suis enchantée, mon ami. Ces bons Vieillard sont décidés à voyager et à aller, non pas à Trouville, mais à Touques, qui est un mauvais petit village à la porte de Trouville. Quelle idée bizarre ! Mtaais le médecin a défendu l’air de la mer aux nerfs agités de Mme Vieillard. Tu ferais bien d’écrire à son mari avant son départ ; aussitôt après ta dernière visite chez eux, celui-ci avait couru chez toi pour t’inviter à dîner, lorsqu’on lui dit que tu étais parti pour ton grand voyage, ils m’ont demandé p. 3 souvent et avec intérêt de tes nouvelles, car on t’aime, mon ami, malgré tes crimes de lèse-amitié !

Il faut que je te félicite du luxe de tes appartements, car je les ai vus et admirés, mon ami 5 ! Oui vraiment, j’ai été chez toi, j’ai vu ton ouvrière, et j’ai causé longtemps avec ta gouvernante. Voilà pourquoi : tu m’avais envoyé le jour de ton départ la mesure de ta portière, dont je dois faire la tapisserie, mais elle se ressentait de l’agitation de tes esprits… Elle n’était pas exacte, et comme j’étais fort préoccupée de l’idée de commencer ma tapisserie, j’ai été quelques jours après en voiture, et munie d’un mètre, d’un crayon et de papier, dans ton domicile, mon ami, où je suis arrivée le cœur bien gros, puisque tu n’y étais pas ; cependant, c’est avec plaisir que j’ai visité ta chambre, la petite pièce à côté, car ta gouvernante m’a fait les honneurs de chez toi à merveille : tout cela est vraiment charmant, les papiers, les étoffes sont très jolis, de très bon goût, ton ouvrière travaillait, et j’ai pris avec elle toutes mes mesures, je vais donc commencer mes bordures de tapisseries, qui seront fort belles.

p. 4 Le lendemain de ce jour, M. Gaultron et ton architecte devaient venir faire l’état des lieux. Mon ami, quand pourrai-je donc t’embrasser dans ce charmant petit appartement, mon Dieu ! quel beau et heureux jour que celui-là !! Cependant, je t’engage, mon chéri, de prendre les eaux le temps nécessaire pour ta santé, surtout si elles te font du bien, il vaut mieux rester quelques jours de plus et faire une bonne provision de santé pour cet hiver. Aussitôt que tu auras reçu ma lettre, réponds-moi, parle-moi de ta santé, avec détail des personnes que tu vois, puisqu’il faut se voir… de tes projets. Lorsque tu verras ton frère tu lui diras combien j’ai été reconnaissante de son bon souvenir. Est-ce qu’il compte rester à Bordeaux, ne viendra-t-il pas encore à Paris ? Il est triste de vivre ainsi loin d’un seul ami, d’un seul frère ?

Adieu, bon cher ami, je pense bien souvent à toi, mon cœur est sans cesse avec toi, mais cela ne suffit pas, et je serai bien heureuse lorsque tu nous reviendras. Mille compliments de la part de Mme de Querelles, elle se porte assez bien, son mari p. 5 est toujours à Nancy auprès de son père qui se meurt !

Adieu encore une fois, je t’envoie mes caresses et mille bonnes tendresses.

Consuelo