1845-08-13, de  Forget, Joséphine de à  Delacroix, Eugène.

Quelle bonne nouvelle tu m’apprends, mon ami ! Et combien j’en suis heureuse, car une fois parti de ces eaux, tu seras bientôt de retour à Paris 1. Cependant, tu donneras quelques jours à ton frère, le pauvre homme sera bien content de te posséder, et moi aussi, je t’assure !!! Tu m’écriras de Bordeaux lorsque ton retour sera fixé, et à Paris lorsque tu voudras me voir. Si je vais chez toi d’abord, j’annoncerai ton retour un ou deux jours plus tard, au reste, mon bon ami, tu feras comme tu voudras, seulement je serais bien heureuse de pouvoir te serrer sur mon cœur, en toute liberté, sans être obligée de renfoncer mes impressions de bonheur.

Le pauvre Richard n’est pas encore de retour à Paris, son père est mort, mais sa mère se meurt ! et il est au milieu de ces scènes de deuil et de désespoir2 !

p.2 Votre lettre spirituelle et intéressante a produit un très bon et très grand effet auprès de nos amis Vieillard . Ils ne se décident pas à voyager, ils restent à Paris, où vous les retrouverez sans doute ; le mari avec un commencement de goutte et du bourdonnement dans les oreilles, et sa femme grognant sans cesse.

Notre vie est assez isolée, comme tu penses, bon ami. Lorsque le temps est beau, ce qui est fort rare, nous allons passer la journée à Ville-d’Avray. Nous y dînons et revenons le soir, nous n’y couchons pas, Hortense a peur des voleurs ! Mais aussitôt le retour de Richard, nous irons tous les trois y passer huit jours de suite ; si tu es à Paris, tu viendras une fois partager notre frugal repas.

M. Gaultron est venu me voir jeudi dernier. Nous avons beaucoup parlé de toi, de ta santé, de ton appartement, de tes beaux rideaux. Il t’aime beaucoup et t’est fort dévoué et fort disposé à t’aider dans tes arrangements d’atelier et d’appartement3. Il est fort content du tien, p.3 et il dit que bien arrangé, bien soigné, il sera charmant, et très confortable. J’en suis enchantée, mon ami, car il est nécessaire d’être bien chez soi, de s’y plaire ; comme dit mon cousin de Quiqueran, il faut embellir sa prison… Je te plains, mon ami, d’être entouré de Gascons, et qui gasconnent, encore ? Je trouve que ce jargon finit par vous porter sur les nerfs.

Il n’y a rien de nouveau ici, mais toi, tu vas tomber au milieu d’un fracas terrible à Bordeaux, où il y a un camp, et beaucoup de princes et princesses4. Tâche de revenir dans le coupé de la diligence, où tu seras bien moins fatigué que dans l’intérieur. Tu n’auras pas de grandes chaleurs, car nous avons presque tous les jours de la pluie.

Adieu, ami, ma lettre est fort bête mais je suis si heureuse dans la perspective de te revoir bientôt que cette pensée m’occupe sans cesse, et je voudrais pouvoir t’exprimer comme je le sens, le bonheur que j’aurai à t’embrasser ! En attendant, je t’envoie mille tendresses et te prie de me rappeler au bon souvenir de ton frère qui a été si bon et si indulgent pour moi.

Adieu.