1808-09-10, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

J'arrive aujourd'hui de Dijon, mon cher ami, et je viens de recevoir ta lettre. Je ne dis rien de l'empressement avec lequel je l'ai lue et relue; c'est un lieu commun. Quelle description charmante tu me fais de tes plaisirs ! avec quelle finesse tu te moques de moi en me parlant de mes plaisirs et de mes grandeurs! Eh, mon Dieu! tu. m'as assez plaisanté sur ma prétendue société brillante, etc. Ne croiras-tu pas une fois pour toutes que je ne suis qu'un rustre, un paysan, un ours, un sauvage enterré dans ses bois ou dans son cabinet, ce qui revient au même, ne voyant personne, n'ayant pas la plus légère teinture de ce que tu appelles courtoisie ou bon genres?

Virieu m'a joué un tour indigne : il m'a exposé à plusieurs choses que je n'ai peut-être pas évitées. Mais je m'en vengerai en l'embrassant à Bienassis, si je peux l'y trouver. A propos, votre partie sera charmante et d'une gaieté et d'une cordialité indicibles. Ah! que je voudrais pouvoir en être ! Tu es bien bon de m'y inviter, et certes je n'épargnerai rien pour m'y rendre. Mande-moi le jour précisément où il faut arriver, où tout le monde s'y trouvera. On ne m'accordera peut-être que peu de temps, au moins faudra-t-il que je choisisse le jour où vous y serez tous. Quand nous aurons fait un bon dîner présidé par la sagesse indulgente, que le vin de Condrieu aura réchauffé nos cervelles déjà trop chaudes, que les bons mots auront eu leur libre cours et toutes espèce de méchanceté bannie, nous trinquerons ensemble, nous boirons le dernier coup à la santé de la maîtresse du château, nous nous embrasserons, et, si le bonheur n'est pas là, je me donne au diable. Je craindrais cependant en réalisant ce projet d'abuser de la bonté de ta mère qu'une •telle société pourrait ennuyer. Au reste, si cela va à bon port, j'irai par Ambérieux, et mande-moi la route que je dois suivre depuis cet endroit-là. Si je te promets, je serai exact à l'heure indiquée, et ce sera le premier moment de joie que j'aurai éprouvé depuis six mois.

J'ai passé hier matin à Nuits et je fus embrasser Tisserandot. Il me reçut très-fraîchement, ne m'offrit pas même à m'asseoir chez lui ou à déjeuner, ne me reconduisit pas même à mon auberge. Mais fi d'une telle amitié que l'absence affaiblit ainsi ! La mienne se ranime tous les jours. Je n'ai rien de bon, d'agréable à offrir, mais si un de mes amis venait, je partagerais avec lui mon ermitage et ma table frugale ou je jeûnerais un an pour le recevoir un jour. J'ai mille et une choses à te dire, le papier n'y suffirait pas. C'est d'ailleurs un dangereux interprète, il nous trahit souvent.

Adieu, réponds-moi vite, je te porterai moi-même la réplique. Je t'embrasse bien vite moi-même parce que je pars. Ma lettre n'est guère lisible, mais l'amitié a de bons yeux.

Le meilleur de tes amis,
ALPHONSE DE LAMARTINE.