1812-10-29, de Alphonse de Lamartine à Aymon de Virieu.

C'est pour toi seul que je reprends la plume, mon cher ami; je néglige tout le monde excepté toi, et depuis deux ou trois mois je n'ai écrit à personne : je cours toute la journée pour consommer le temps qui m'assomme. Je n'ai pas une misérable chambre à cheminée pour y passer au moins mes matinées et travailler en repos à quelque chose de mon goût; plains-moi. Je sens ma tête pleine d'idées et de verve, j'ai des plans superbes, mais, dès qu'il faut les mettre à exécution, le froid me prend et je me sauve à travers champs, un Alfiéri sous le bras et un crayon dans ma poche. Quand j'ai bien couru, que je me suis réchauffé, je m'assois au coin d'un buisson, et je crayonne des notes sur les marges de mon volume ou j'en traduis une douzaine de vers. Voilà ma seule occupation et je sens que je pourrais faire bien mieux. Que ne sommes-nous dans notre ermitage des environs de Chambéry ! Tu me verrais avant deux mois accoucher de quelque chose qui ressemblerait à Mérope ou à Saül. Apparemment que les dieux ne le veulent pas encore, et peut-être ne le voudront-ils jamais. Quoi qu'il en soit, je sens que, si je deviens un homme, je ne ferai jamais rien de bon qu'à la campagne, et surtout dans ces journées sombres d'automne où je suis dans mon élément. C'est ma saison favorite, et je pense que ce doit être aussi la tienne.

Je te parlais hier de Mérope et de Saül, je viens d'en concevoir un, de Saül. Alfiéri m'en a donné l'idée, mais le mien aura une marche qui me paraît plus chaude et une intrigue un peu plus pressée que le sien. Mais puisse-t-il en avoir les beautés d'expression, les richesses de poésie, qui sont vraiment admirables dans l'italien ! C'est à mon avis le chef-d'oeuvre d'Alfiéri pour l'exécution. L'as-tu lu? Ce matin j'ai commencé à versifier mon premier acte, je t'enverrai quelques scènes avant de partir de la campagne, si ma verve ne s'éteint pas, si je n'ai rien de mieux à faire.

Tu me parles de Paris, il faut que tu y viennes et pour toi et surtout pour moi. Il me semble que je vaux mieux avec toi : je me gâte, je m'avilis ailleurs, le feu sacré s'éteint au milieu de ces connaissances si plates dont on s'environne : tout s'affaiblit, jusqu'aux plus nobles dispositions de l'âme, jusqu'aux goûts les plus ardents de l'esprit, la dissipation efface tout. Il nous faut de la solitude et de l'amitié chaude et vraie pour nous retremper un peu. Au reste, mon ami, est-ce un mal de se rapetisser, de s'avilir? Qu'est-ce donc que ce prétendu feu sacré de l'âme et du génie dont nous parlons, à quoi tend-il, où nous conduit-il? pourquoi le sentons-nous, pourquoi tant d'autres ne le sentent-ils pas ou le laissent-ils se perdre inutilement? Qu'en retirerons-nous si nous l'alimentons ? que dira-t-on si nous l'éteignons? devons-nous le garder ou le rejeter? est-ce un bien ou un tourment de cette vie? est-ce un don céleste ou est-ce aussi une ridicule illusion? Qu'en penses-tu? Pour moi je ne pense plus rien. Je suis tenté de n'y pas mettre grand prix, et d'en user comme d'un passe-temps tout aussi peu important qu'un autre. Je n'ose plus avoir d'opinion sérieuse sur rien. Dieu veuille au reste que je conserve mon coeur dans cette bienheureuse tranquillité sur l'article de l'ambition, car je n'en ai plus l'ombre pour ce qui est de la gloire. Si j'en mérite, j'en aurai; si le ciel le veut, je la mériterai, et je me tranquillise encore. Mais il est des choses plus relevées encore que l'ambition et la gloire et qui m'occupent plus vivement et plus souvent. Que de nuages les environnent! quelle épouvantable obscurité! et que bienheureux sont les insouciants qui prétendent s'endormir sur tout cela ! Tu sais assez de quoi je veux parler. Il est bien aisé de rejeter des systèmes comme j'ai fait, mais, s'il en faut bâtir d'autres, où trouver des fondements? Il me semble voir assez clairement ce qui ne doit pas être, mais pourquoi le ciel nous voile-t-il si bien ce qui est? ou du moins, puisqu'il a voulu que nous fussions d'éternels ignorants, à quoi bon l'insatiable curiosité qui nous dévore? Faut-il encore se tranquilliser là-dessus, laisser au ciel le soin de nous instruire, de nous inspirer, de nous conduire? Je suis enchanté de le croire. Mais voilà que je ne peux plus trouver de place pour mon adresse,