1834-07-29, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret, commissaire du gouvernement, près la Chaîne.
Poste restante, à Brest.
29 juillet 1834
Brest, 1 août [illisible]

Cher ami,

j’ai vu ta femme avant-hier soir et j’ai lu chez elle ta bonne grande lettre datée de je ne sais plus où. Je vois avec plaisir que jusqu’à présent ton voyage ne va pas mal. J’étais impatient de voir quelques lignes de ta main. Intérieurement, ce voyage m’a toujours contrarié. Il met la nature en contact avec la bassesse, l’idéal avec les hideuses passions positives qui ne prennent pas même de masques. Car à vrai dire je suis convaincu que, sauf quelques exceptions, nous visons avec des âmes de forçats plus qu’avec des âmes d’anges ou même de simples hommes. Toi si pur avec tout cet enfer, sans compter les ennuis de la solitude où tu te trouves, qui doit te paraître double. – J’ai [p. 3] pensé que tu serais bien aise et un peu réchauffé de recevoir à la moitié de ta course quelques mots de la main de celui dont le cœur est tout à toi et qui a tant besoin de toi. Je n’ai aucune nouvelle à te donner. Je suis attelé à mes galères comme à l’ordinaire, triste victime de toutes les émotions qui me portent tantôt au ciel tantôt plus bas que tes pensionnaires. Quand les chimères font un homme malheureux, à quel degré de malheur ne peut-il pas descendre ! Enfin tu connais ma vie, et ma vie, ce sont mes nerfs, ma rate, mon organisation ou plutôt une fièvre. – Je travaille beaucoup, j’espère réaliser une partie de mes projets. J’ai vu Buloz 1, à qui j’ai parlé de toi2 : comme il ne sait pas [p. 4] quel est l’homme que je veux lui donner, il n’a pu me remercier comme il l’aurait fait s’il t’eût connu. Nous verrons. Roule bien dans ta tête le métier qu’il te faut faire et que tout maintenant t’impose, nécessité et devoir autant qu’inclination. – Ne me réponds pas si tu n’as pas le temps. Tiens-toi l’esprit libre. Je conçois qu’il te faut beaucoup de courage.

Adieu, cher ami. J’ai reçu une lettre de Soulier qui m’a fait grand plaisir ; il voudrait nous avoir. C’est difficile car je suis accablé de travaux et tu as aussi à faire. Adieu encore et je t’embrasse.

Eugène