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Ce 28 juillet
Mon bon chéri, je reçois ta dernière lettre aujourd’hui, datée du 22 ; que cette poste est lente à vous porter des nouvelles ! Depuis que je suis ici, je suis dans une exaspération continuelle, ne recevant pas de lettres de toi autant que je le voudrais ; alors je m’inquiète, je m’impatiente, je t’accuse, enfin, je suis malheureuse de toutes les façons1 ! Depuis ma dernière lettre, Émilien a eu encore une petite rechute, il a été fort souffrant pendant deux jours ; je ne sais si ces eaux lui feront du bien2. Quant aux médecins, tu as bien raison de dire qu’ils n’y connaissent rien ; ils ont ordonné à Mme Laity et à mon fils de venir à Allevard pour prendre seulement des bains de petit-lait, qu’ils ne prennent ni l’un ni l’autre ; quant aux eaux minérales, pas un mot, et cependant, Émilien prend un bain tous les jours : Dieu veuille qu’il n’en soit pas plus malade !
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Mme Laity est souffrante et de
fort mauvaise humeur d’être venue dans cet affreux pays. Émilien s’ennuie, moi je suis fort
chagrine d’être éloignée de toi ; M. Laity est le seul content, il court toute la journée sur ces hautes
montagnes, mais il n’en parle pas davantage ! Moi, je ne marche presque pas : nous faisons
quelques promenades en char à bancs, mais pour grimper dans ces horribles petits chemins, je
ne m’en sens pas le courage ; je n’aurai rien vu de ce pays-ci, et je serai enchantée de le
quitter. Décidément, nous partirons samedi prochain 3 août et nous arriverons le même soir à
Villette chez M. de Barral
3 (je t’ai donné l’adresse).
Là, nous resterons 5 à 6 jours, ensuite nous irons chez M. d’Ideville
4 dans
le Bourbonnais et, vers le 20, nous
serons de retour à Paris. J’espère que je t’y
trouverai, bon amour, sans cela,
Paris me serait insupportable. J’espère que tu
m’écriras à Villette, comme je t’en ai prié,
je saurai alors l’époque fixe de ton retour dans la capitale.
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Je suis fâchée, bon
ami, que tu ne puisses pas prendre tous les jours ton eau minérale qui te
ferait sans doute grand bien, et puisqu’on fait la corvée, faut-il au moins en tirer le
meilleur parti possible ; mais tu auras fait de l’exercice et tu auras terminé ton article
pour Mme Cavé
5. Tout cela t’aura coûté un peu cher, mais tu auras vu sans doute un magnifique pays,
de belles peintures, et tu reviendras gros et gras. Tu auras encore tiré plus de profit que
nous de ton voyage. Ma santé est assez bonne, et si tu étais avec moi, je serais
parfaitement heureuse. C’est-à-dire que c’est moi qui devrais être avec toi, car l’air de
cette vallée est très mauvais ; il fait très humide le soir,
étouffant dans la journée, on ne respire pas, et il n’y a de promenades possibles qu’à
cheval. La nourriture est assez bonne, quant aux individus ce sont tous des marchands des
environs, plus ou moins laids.
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Tous les soirs à 9 heures, je rentre dans ma chambre et quelquefois
avant. Lorsque je n’écris pas, je lis. Heureusement, j’ai d’assez bons livres chez le
docteur, mais aussi je m’abîme les yeux. Mon Dieu, ami, que je serai heureuse de te revoir !
Ne nous quittons plus, je t’en conjure ! La vie est-elle déjà si agréable, qu’il faille
encore la rendre misérable, pour des raisons plus ou moins stupides ? Tu devrais bien
m’accorder ce que je rêve, et ce que je désire le plus au monde, ce serait de me laisser
quelquefois m’établir chez toi, dans un tout petit coin, où je travaillerais sans souffler
le mot ; au moins je serais près de toi, et je pourrais me faire quelque illusion... ! Tu
t’habituerais à me supporter, cela ne t’empêcherait pas de travailler : voilà ce que j’ai
rêvé dans ces montagnes, et toi ? Tes idées ne valent peut-être pas les miennes…
On m’écrit de Paris que notre grande cousine de Sailly vient d’épouser un duc napolitain, un homme d’âge, sans fortune, mais elle est duchesse ! Voilà le rêve de toute sa vie qu’elle a réalisé : elle est bien heureuse, non d’avoir épousé un duc, mais d’avoir réalisé sa chimère !
Adieu, bon amour, je t’aime, je t’adore, je voudrais être dans tes bras, sur ton cœur, je me trouverais un peu mieux que sur ces montagnes.
[Ajouté dans la marge] Mille compliments de mes compagnons de voyage .