1841-03-15, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Maurice.

Mon cher ex-associé, je crois comme vous que la déplorable veuve L*** est perdue, et que nous verrons misère et déshonneur s'épouser, ou ce qui revient au même s'associer pour leur perte, pour le malheur et la honte de leurs enfants. Je n'espère plus rien de mes conseils; toutefois, je désire que ma lettre soit remise, bien que je vous sache infiniment gré de votre prudence. Mme L*** ne la communiquera pas, je la connais trop pour cela; on ne communique pas volontiers les choses qui intéressent l'amour-propre, et surtout l'amourpropre d'un objet chéri. Mais, dût-elle pousser à ce point la faiblesse et la bêtise, cela ne m'arrêterait pas. P^** n'a pas droit de se fâcher de ce que je dis do lui, car, après tout, j'ai usé de ménagements en ce qui le concerne. Remettez-la donc hardiment à Mme L***, seule, je souhaiterais même, s'il y avait lieu, que P*** fût absent de Besançon dans le moment, afin qu'elle eût quelques heures de méditation. On voit des malades revenir quelquefois d'un état désespéré.

Je connaissais comme vous les liaisons intimes de nos tristes amants; vous pensez bien que treize jours passés à courir les bois, les, sapins, à cueillir la noisette, faire des parties en char, en bateau et toujours en tête-à-tête, supposent des entretiens bien doux, Quand j'en ai fait l'observation, on n'a pas pu dissimuler ni se défendre. Quand j'ai dit que le pas était franchi depuis longtemps, on en est convenu; bref, je tirais le rideau, parce que j'espérais sur le Bélieu, et que le conjungo couvre tout. Que faire ? que dire à présent ? Leur malheur est très-grand, plus grand que je ne l'ai exposé dans ma lettre; car bien loin d'avoir exagéré les choses, j'en ai dissimulé une partie. J'ai voulu être vrai sans offenser ni avilir. Pour la première fois, je me trouve heureux d'être loin de mon pays, de ma famille, de nos affaires, de mes amis ; je serais, je l'avoue, dans un continuel embarras au milieu de cette communauté de lâcheté et d'ignominie. Mon départ de Paris est fixé au 1er août; j'y dois aller prendre deux mois de repos et revenir à mon chantier; j'espère qu'alors tout sera fini ou par le mariage ou par une bonne rupture entre ces deux personnes que j'ai aimées l'une et l'autre, que j'ai obligées tant que j'ai pu, que j'ai conseillées, défendues, excusées mille fois, et qu'il faut que je méprise. J'ai mes défauts et mes vices; mais il est un degré auquel je ne crois pas que je descende jamais.

Je me suis toujours défié de Mme L***, et je ne crois pas l'avoir jamais bien connue. Elle le sentait, et ses attentions à jouer la naïveté et la franchise avec moi avaient été infinies. Elle m'a même fait une partie de ses confessions , mais tout en me prenant pour confident, elle me mentait encore; et, dans ses deux dernières lettres, elle m'a déguisé une partie de la vérité. C'est ce que j'ai vu par les vôtres. Cette femme-là a pu être

voluptueuse; elle n'a jamais rien aimé sincèrement et avec un plein abandon. Je l'ai vue aigre, impérieuse, volontaire avec son mari, ses enfants et d'autres; je l'ai vue d'autres fois avoir des complaisances qui me paraissaient des faiblesses impardonnables et qu'elle rejetait sur la bonté de son coeur, sur la facilité de son caractère; encore une fois, je ne l'ai jamais comprise. Sa morale, j'entends sa morale pratique, car elle ne raisonne guère, sa morale a été de se faire le centre de tout, de n'aimer que soi en tout, de se moquer de tout au fond de son coeur, excepté de son plaisir ; elle devait rester petite-maîtresse et ne jamais se marier. Cependant la voilà éprise d'un dévouement héroïque pour P*** ; dévouement qui ressemblerait à de la vertu s'il n'était pas entretenu aux dépens des enfants d'un premier lit. Encore une fois, je m'y perds plus j'y pense. Ou plutôt je n'y penserai plus. Remettez-lui le billet ci-inclus dont vous pouvez prendre lecture. Je vous demande grâce pour le second que j'adresse à votre voisin M. Bordy.

Tout à vous.

P.-J. PROUDHON.

P.-S. J'ai traité avec un libraire pour mon deuxième Mémoire moyennant 500 francs. On imprime. Cet écrit me fera des amis parmi les honnêtes gens, et beaucoup d'ennemis.