Le 29 octobre 1808.
Enfin, mon cher ami, me voilà revenu d'une infinité de courses que j'ai faites depuis que je t'ai quitté; me voilà renfermé de nouveau dans ma petite chambre, assis devant mon bureau, occupé à l'écrire et à rêver à quelque pièce que je médite. Mais ce ne sera pas pour longtemps, car je pars dans quatre ou cinq jours pour faire un des voyages que j'avais projetés avec Virieu. Je vais à Autun et à Montcenis, visiter des manufactures, des fonderies et des choses aussi curieuses que notre grotte. Ce petit voyage sera d'autant plus agréable que je vais le faire avec deux jeunes gens que je connais depuis peu de jours, et qui me paraissent plus instruits, mieux éduqués et plus aimables que les autres que je vois ici. Je voudrais bien que vous fussiez de la partie, mais j'espère que tôt ou tard nous la ferons ensemble.
Mon voyage a été heureux et assez agréable, si quelque chose peut amuser lorsque l'on quitte ses deux meilleurs amis sans savoir quand on les reverra. Tu ne larderas pas, j'imagine, de partir pour Grenoble, où tu seras fort bien, où tu t'amuseras, où tu feras de jolis vers qui courront la ville et qui te feront rechercher. Mais, avant de les laisser partir, montre-les à quelque juge sévère, ne les hasarde pas ; une fois lancés, on ne les peut plus retirer. Envoie-les-moi, je te dirai mon avis franchement ; tu me donneras une" preuve de confiance et moi une preuve de sincérité.
LA HARPE.
J'en userai souvent de même avec toi, mais point de flatterie, pas plus que de choses piquantes.
Comment ces dames ont-elles reçu ton compliment ? comment a été la fêle de ta mère, et le départ de mademoiselle Berthier?
Es-tu toujours un peu épris ? Pour moi, mon cher ami, je te le dis dans la jubilation, je ne suis pas encore amoureux, ni un peu ni beaucoup. Je suis libre et je désire l'être toujours. Mais qu'arrivera-t-il ? Je n'en sais rien. Jusqu'à présent je ne vois rien de digne d'une passion, rien que de petites effrontées, impudentes, coquettes, rien que de petites ignorantes, imbéciles, malignes, médisantes, sottes, laides, et je crois que je me suis formé une idée de perfection que je ne trouverai jamais. Et dans ce cas, comme je te l'ai dit, je vis garçon, je m'occupe des lettres que j'aime tous les jours davantage, je voyage pour connaître un peu notre prison, je vais quelquefois les hivers à Paris, si Dieu m'en donne les moyens, et je passe ma vie en philosophe modéré, content de son sort, faisant du bien autant qu'il peut, et n'ayant d'autres liens que ceux de l'amitié. Je te prédis que tu feras de même, mais, au nom de Dieu, ne va pas te fourrer dans le militaire. Tu en rêves de brillantes choses, la réalité te détromperait et ton temps aurait été perdu.
J'ai fait des narrations de notre voyage à tous ceux qui ont voulu l'entendre, mais je ne l'écris pas. Que peut-on dire de neuf sur un petit voyage comme le nôtre, après Piron, Voltaire, Bachaumont, Desmahis, Parny, Pompignan et une infinité d'autres ? La Gastronomie et l'Imagination, dont vous m'avez fait cadeau, ont été très-bien reçues; elles figurent à merveille devant ma table. Je parie que Sapho t'ennuie déjà. Je n'y ai pas trouvé les beautés dont on parle tant. Est-ce ma faute, est-ce la sienne ? Sterne m'a un peu ennuyé. Avec toute sa légèreté, je le trouve monotone. Il n'y a que le Voyage sentimental de lui que je relise avec plaisir. Ta maman a-t-elle été étonnée de ce que j'ai pris la liberté de lui écrire mes remercîments ? Je te prie de lui présenter mes respects ainsi qu'à ton aimable vicaire.
Adieu, mon cher ami, je t'embrasse et t'aime de tout mon coeur, et j'ai tout oublié sans peine.
ALPH. DE L.