[p. 1] Ems, 3 août
Cher ami 1,
Je suis un infâme paresseux : moins j’ai eu d’occupation et moins j’ai eu le courage d’écrire. Je ne veux pourtant pas revenir sans remplir ma promesse et t’écrire deux mots de la vie que j’ai menée. Je suis ici depuis trois semaines, j’en avais passé une à peu près en Belgique 2. Je venais prendre les eaux qui ne me vont qu’à moitié ; en revanche, l’air des montagnes et l’exercice m’ont fait tout le bien nécessaire et surtout la vue des tableaux dont la route est semée. J’écris à Villot par le même courrier pour l’engager à profiter de l’occasion de la vente du roi de Hollande pour voir les tableaux de Rubens 3 ; [p. 2] ni toi ni lui ne vous doutez ce que c’est que des Rubens. Vous n’avez pas à Paris ce qu’on peut appeler des chefs-d’œuvre. Je n’avais pas vu encore ceux de Bruxelles qui étaient cachés quand j’étais venu dans le pays. Il y en [a] encore qui me restent à voir car il en a mis partout : enfin dis-toi, brave Crillon, que tu ne connais pas Rubens et crois-en mon amour pour ce furibond. Vous n’avez que des Rubens en toilette, dont l’âme est dans un fourreau. C’est par ici qu’il faut voir l’éclair et le tonnerre à la fois. Je te conterai tout cela en détail pour te faire venir l’eau à la bouche.
Je m’étais bien promis de consacrer huit jours à aller voir la collection de La Haye avant sa dispersion, mais mes arrangements n’ont pu [p. 3] définitivement cadrer avec ce projet. Je m’en vais me consoler avec les Rubens de Cologne et de Malines que je n’ai pas encore vus4. J’irai en chercher dans la lune si je croyais en trouver de tels. Je m’en vais apprendre l’allemand en revenant à Paris et je compte bien sur tes conseils pour cela, pour aller un de ces jours à Munich où il y en a une soixantaine et à Vienne où ils pleuvent également5. Comment négligent-ils au Musée d’acquérir les Miracles de saint Benoît 6 ? Voilà dans de petites dimensions quelque chose qui, avec la Kermesse 7 remplirait nos lacunes. Mais quant à des grands Rubens, à moins que la Belgique ne fasse banqueroute, nous n’en aurons jamais de la grande espèce.
Ne me trouves-tu pas redevenu jeune ? [p. 4] Ce ne sont pas les eaux : c’est Rubens qui a fait ce miracle. Toutes les fois que je me suis ennuyé, je n’ai eu qu’à y penser pour être heureux. Et je me suis très peu ennuyé. Je n’ai vu personne. Songe à ce grand mot, point d’affaires8 ! Et puis comme dit le grand Victor, la liberté sur la montagne 9. Je pense être à Paris dans 10 à 12 jours un peu refait et très en train de te conter toutes ces nouvelles.
Je t’embrasse donc fort, en attendant, et me recommande au souvenir de tous les tiens et des amis.
Je t’embrasse,
Eug. Delacroix
Je ne sais où je recevrai tes réponses car je quitte ce lieu après-demain probablement.