[p. 2] La Haye, 21 septembre 1
Il y a bien longtemps, bon ami cher, que je devrais t’avoir donné de mes nouvelles : croirais-tu que depuis tout ce temps j’ai à peine trouvé une lacune pour te donner de mes nouvelles et te parler de mes impressions ? Cela te prouvera au moins que je ne me suis pas ennuyé. Mais ce que tu croiras sans peine, c’est que j’ai bien pensé à toi et que je t’ai bien désiré devant toutes les belles peintures que j’ai vues. Je n’ai pas éprouvé l’effet que j’en redoutais. Je craignais d’être tout à fait abattu : au contraire. Et pour ne parler que de Rubens, qui est le Dieu de tout ce monde-là, j’ai vu ici ce que je n’avais pas compris ailleurs, c’est combien il a été inégal comme tout le monde. Auparavant, je ne lui croyais qu’une manière ; il est facile de voir dans [p. 3] les ouvrages de ce pays-ci qu’il a fait tous les essais et connu toutes les incertitudes. Il est tantôt l’imitateur de Michel-Ange, qui, au reste, lui revient souvent, tantôt de Véronèse et du Titien et presque toujours, dans ces phases diverses, il est emprunté et gêné. Quand il veut s’appliquer, il est froid et sec, quand il s’affranchit de ses modèles, il est le grand Rubens. Je te détaillerai tout cela. J’ai bien vu Anvers. Je n’ai pas vu Gand, peut-être irai-je pour y voir un ou deux magnifiques ouvrages de lui. Je reviens d’Amsterdam et j’espère dans 4 ou 5 jours, au plus, être à Paris. Il y a aussi de fort belles choses à Amsterdam. Tu en as une idée par les esquisses de Poterlet. Je suis ici depuis hier soir. Je t’écris le [p. 4] matin avant d’avoir rien vu, mais je ne ferai pas plus d’un jour.
Et ton cœur, et ton rêve ? Tu me diras où tout cela en est. Pour moi, je crois véritablement avoir rêvé. Tant de plaisirs divers et d’émotions de tout genre à la fois, c’est un véritable rêve qu’on ne fait qu’une fois dans la vie.
Je t’envoie une lettre que je te prie bien d’envoyer de suite à Soulier, avec prière de la renvoyer de suite à son adresse2.
Adieu, cher confident, cher véritable ami. Je ne te demande des nouvelles de personne, parce que je ne pourrai rien recevoir de toi d’ici à mon retour. Laisse-moi donc t’embrasser comme je t’aime, c’est-à-dire avec la plus vive tendresse.
Eugène