Paris 14 février 1841.
Mon cher ex-associé, je vous avais promis, du moins mon amitié me le fait croire, de vous écrire un peu plus que je ne fais; et cependant vous avez bien quelque raison de penser que les affaires seules ont le pouvoir de me rappeler à votre souvenir. Au lieu de m'excuser avec vous, je vous dirai simplement que, si je voulais n'être en retard avec personne, la moitié de ma vie se passerait à écrire. Au point où nous en sommes, croyez-en donc plus mes paroles que mon exactitude ; c'est la seule explication qui soit entre nous raisonnable et permise.
Comme le temps approche où je vous devrai les intérêts de votre capital d'imprimerie, il est nécessaire que je vous prévienne du nouvel arrangement que nous avons projeté de faire, M. Vieux et moi, et dans lequel vous êtes intéressé. M. Vieux, placé à Arcier, désire sortir de l'association qu'il avait contractée, et remettre la part du capital social, qu'il avait acquise de vous, conjointement avec moi. Depuis longtemps il m'avait prévenu qu'il n'avait pas le sou, qu'il ne pourrait payer même les intérêts de ce qu'il vous doit ; qu'il abandonnerait tout, que vous feriez ce qu'il vous plairait. Dans cet état de choses, j'ai cru devoir lui proposer de me céder sa part d'acquisition, sauf à lui de payer encore cette année les intérêts échus à son compte ; il a accepté avec empressement, annonçant toutefois qu'il emprunterait les fonds nécessaires.
Or, comme je pense, mon cher ex-associé, que vous devez me trouver moins solide tout seul que réuni à M. Vieux, et que cette mutation de propriété peut vous très-peu sourire, je désirerais vous faire bien comprendre la nécessité et peut-être l'utilité pour vous de donner les mains à la décharge de l'un de vos débiteurs sur l'autre.
M. Vieux n'a pas plus de fortune que moi-même, vous le savez, n'ayant sous le soleil que ses appointements, disposé à se laisser poursuivre et exproprier par vous, plutôt que de conserver une propriété onéreuse. Ce serait tôt ou tard un débiteur plus coûteux qu'accommodant.
Quant à moi, si jepuis vous promettre de remboursement pour cette année, du moins j'ai la certitude de satisfaire aux intérêts de 1841 et de 42; avant de quitter Paris et de sortir des mains de l'Académie, ces intérêts auront été gagnés. Ma position nouvelle, de collaborateur d'un magistrat de Paris pour un ouvrage de législation , me permet de vous donner cette assurance. Puis, l'espoir légitime de toucher quelque chose de mes propres écrits, aujourd'hui très-recherchés, confirme à cet égard mes prévisions. Ainsi, j'aurais, sauf votre bon plaisir , deux ans entiers, 1841 et 1842, pour aviser aux moyens de me décharger, soit de l'imprimerie, soit de mes obligations. Voilà, mon cher exassocié, sur quelles bases nouvelles je fonde mes calculs.
Vous me connaissez suffisamment ; le désir de satisfaire mes créanciers me tourmente plus que le soin de ma propre subsistance ; je fais tout ce que je peux, j'espère encore vous payer intégralement, et tout au moins de ne pas laisser détériorer la propriété. Dans un an vous serez affranchi, grâce à ma persévérance, de la solidarité d'un loyer onéreux; je compte sur l'influence de ces considérations pour vous déterminer à soutenir votre confiance en ma moralité et en mes efforts. Pour donner plus de stabilité à ma petite industrie, je. me suis associé définitivement Huguenet, non pour la propriété de la chose, il n'a pas d'argent, mais pour le travail et les bénéfices, s'il y en a jamais.
Je chargerai Huguenet de vous payer, fin mars prochain, les intérêts des 3,000 et des 100 francs que je vous dois.
Je vous prie, mon cher ex-associé, de croire toujours à mon amitié bien sincère et
de me faire part de vos observations , si vous en avez d'essentielles à me
soumettre.
Je vous souhaite bonjour et bon an.
P.-J. PROUDHON.