Paris 4 mars 1810.
Mon cher ex-associé, vos deux dernières lettres m'ont fait beaucoup de plaisir, surtout celle du 14 février, où vous me marquez si cordialement la part que vous prenez à tout ce qui me touche. Mais je voudrais que vous fussiez un peu plus satisfait du commerce et des commerçants; car, entre nous, vous mériteriez de faire fortune par la plus mauvaise voie qu'on puisse prendre pour cela, quoi qu'on dise; j'entends par là, l'honnêteté et la loyauté. Mon cher ex-associé, vous vous fâchez contre votre étoile : prenez-vous-en plutôt à votre probité, dont je vous vois une franche dupe.
Vous me faites des compliments sur ma nouvelle position ; ils sont encore prématurés. Je suis sûr de faire un travail très-bon on soi pour mon embaucheur, mais il n'est pas aussi sûr que je réussisse à le lui faire accepter, ce qui au reste ne m'épouvante guère, car je tirerais plus d'argent en exploitant l'ouvrage, que je n'en recevrais pour ma collaboration. Mais l'argent est la moindre chose : pendant que je travaille à la gloire d'autrui, mes affaires personnelles restent là, et vous savez que l'occasion doit être saisie au bon moment, parce qu'elle est irréparable : voilà ce qui me tracasse.
Je vous sais gré d'avoir terminé promptement l'affaire avec Vieux, non que j'y trouve plus de profit que vous, mais c'est qu'en vérité le bon sens vous disait que vous ne pouviez faire autrement. Ce garçon-là est trop artiste pour convenir dans les affaires : il lui faudrait repos, chasse, promenade, musique, belle nature et jolie femme. Il s'impatientait de voir que je n'étais pas un esprit prodigue, un intrigant exploitant mon titre de pensionnaire par des flagorneries à tout venant : cela ne pouvait me convenir. Je n'aime pas plus les glorieux qui voudraient devenir riches sans travail, que les littérateurs qui veulent être éloquents et profonds sans études. Vieux et sa famille étaient fatigués de l'imprimerie et de moi, avant d'avoir rien entrepris : je voudrais pouvoir prospérer maintenant, uniquement pour leur causer du regret. Beaucoup de gens sont surpris que je ne sois pas encore coulé à fond, bien que j'aie déjà duré plus longtemps que la société L*** et Ce, tant on est accoutumé à ne vouloir que des entreprises toutes roulantes, et toutes de profit. Peut-être qu'après m'avoir beaucoup plaint, beaucoup blâmé, on finira par me louer outre mesure de ma persévérance. J'espère, mon cher ex-associé, que vous ne serez jamais du nombre de ces sots. Écraser l'infortune et applaudir au succès n'est pas, je le sais, votre philosophie.
Huguenet vous soldera pour moi fin courant les intérêts dont vous lui remettrez la note; j'ai déjà un mois d'appointements échus, mais je ne sais s'il faudra que j'aille tendre la demi-aune. Ça m'ennuierait.
J'achève en ce moment de transcrire mon Apologie; c'est un nouvel écrit qui fait suite à la Propriété. Un libraire m'offre do le tirer à 2,000 et de me donner 25 cent, par exemplaire à fur et mesure de la vente : je veux quelque chose de plus précis que ce terme qui ne signifie rien. Chose singulière ! mon discours sur le Dimanche que j'ai eu peine à laisser réimprimer à ce même libraire, dans la crainte qu'il ne pût le débiter, s'en va comme pain bénit : en six jours 500 exemplaires étaient enlevés. J'en suis bien aise pour le libraire, car pour moi, j'avais renoncé à mes droits.
Aussitôt mon Apologie publiée, je réimprime la Propriété, ce que je n'ai tant retardé de faire que par prudence et par un sage calcul. Les deux Mémoires réunis se soutiendront et s'expliqueront l'un l'autre, de sorte que je n'aurai plus rien à craindre à l'avenir.
Voilà où j'en suis pour le moment : du reste je travaille beaucoup, et je voudrais déjà aller faire un tour pour Pâques. Mais ce sera retardé jusqu'au mois d'août.
Sans l'Académie, je ne serais pas mercenaire ; quelque profit que j'y puisse trouver, cela ne me va guère.
J'avais reçu avant votre lettre du 14, une lettre de Mme L***, dont je regarde désormais la raison comme désespérée. Si P*** est à Besançon, elle est perdue. Si, au contraire, il n'y est pas encore, je vous prie de joindre vos efforts aux miens, et au besoin de voir, malgré vos répugnances, les J' ** * et les L * ** afin de la sauver de ses folies. Dans ce but, je laisse ouverte la lettre que je lui écris, afin que vous en preniez connaissance: vous la cachetterez après lecture. Rendez ce dernier service à la mémoire de son mari et à ses enfants. Cette femme n'est ni méchante, ni vicieuse, elle a même de bonnes qualités, mais son coeur et ses sens l'égarent; et l'isolement où elle se renferme achève de lui ôter le jugement. Il ne faut rien épargner pour l'empêcher d'accomplir son malheur, dussiez-vous, ainsi que moi, lui déplaire et vous en faire une ennemie. Regardez sa haine aussi bien que sa reconnaissance comme zéro. Mais souvenez-vous que les effets de sa conduite intéressant des tiers, qui sont ses enfants, vous pouvez, ainsi que moi, vous mêler à titre d'ami du défunt de cette déplorable affaire.
Mme L*** a refusé déjà des propositions de mariage, à ce qu'elle m'a dit, plus avantageuses que celle de P***, et cela par préférence pour lui; depuis deux ans elle nourrit cette pensée de mariage, qu'on lui ôtera difficilement, et dont je prévois que les suites, de façon ou d'autre, seront désastreuses. J'oserais, si j'étais sur les lieux, faire une opposition très-vive, en soulevant les parents, en éveillant l'amour-propre, et travaillant P *** d'un autre côté ; ce serait prendre bien de l'intérêt, j'en conviens, aux affaires d'autrui; mais ce serait faire une bonne action. Et je crois que L*** eût été capable d'en faire autant.
Je vois, à travers vos plaintes, que vous êtes aussi peiné que moi de cette intrigue, c'est pourquoi je fais un appel à votre bonne volonté, et que je viole le secret des lettres, en vous donnant communication de celle ci-jointe. On peut être quelquefois perfide pour produire le bien.
Je vous quitte pour aujourd'hui ; dans un mois au plus tard, vous recevrez mon
imprimé.
Adieu.
Votre dévoué et fidèle ex-collègue,
P.-J. PROUDHON.