1841-03-28, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur le secrétaire perpétuel de l’Académie de Besançon.

Monsieur le Secrétaire perpétuel, comme je crois ma subsistance désormais assurée à Paris, au moins pour un an, et qu'il est parfaitement inutile pour mes intérêts que j'y encaisse le montant du dernier semestre de la pension Suard, je vous aurais beaucoup d'obligations si vous vouliez me faire payer ce terme échu dans les mains, soit de M. Proudhon, du chapitre, que vous connaissez, soit plutôt de M. Huguenet, prote à mon imprimerie et maintenant mon associé. Je l'ai même chargé de recevoir pour moi cet argent et d'en faire tel usage que je lui désigne. J'ai pris la liberté de vous parler de cela, Monsieur le Secrétaire perpétuel, afin de vous épargner l'envoi d'une correspondance, et à moi celui de payer un change au banquier.

L'impression de mon apologie à Blanqui est depuis très-longtemps commencée et ne sera pas finie avant les vacances de Pâques, en sorte que ma brochure ne pourra paraître que dans le second semestre de cette année, et lorsque je ne dépendrai pour ainsi dire plus de l'Académie. Mes nouvelles occupations ont été cause de ce retard; il m'a fallu travailler pour autrui, travailler pour moi-même, et entendre encore à mes affaires domestiques. L'ennui, - la peine d'esprit et les tracasseries se multiplient pour moi avec les années ; joignez à tout cela le travail, et vous ne serez pas surpris si vous entendez dire jamais que j'ai par moment l'air hébété et comme fou. Mes maux de tète deviennent plus fréquents, ma faiblesse organique augmente dans la même proportion. Si je travaille cinq ans encore comme les deux qui viennent de s'écouler, je suis un homme enterré. Le mal de Fallot me gagne.

L'Académie est un peu la cause de mes maux, bien que je lui doive tout ce que j'ai appris; et je ne sais encore sur quel ton je devrai la remercier au mois d'août prochain. C'est elle qui m'a poussé à l'esclavage où je me trouve, et qui m'a préparé la plus rude épreuve qu'une vertu humaine puisse soutenir. Jamais homme ne prit tant de peine pour s'assurer un peu d'indépendance et ne fut si constamment et si fatalement tenu dans la servitude. J'ai écrit contre la propriété; mais je crois qu'il me manquait quelque chose pour la bien connaître, et que la Providence, par le ministère de l'Académie, m'a mis où je suis.

Je ne me plains pas de l'homme avec qui je travaille; assurément c'est un homme de coeur, d'honneur, de bonne foi. Malheureusement, il n'y a rien de plus de commun entre nous. Doué d'un esprit brillant, léger, voltairien, vaudevilliste, mon propriétaire exploiteur n'a pas plus de réflexion que son chat, n'entend rien aux choses sérieuses, et ne saurait me comprendre. Nous faisons un livre ensemble, mais il faut que j'en fasse, pour ma part, le fond, la philosophie, l'histoire, la dogmatique, l'application et le style. Il faut que je donne des idées à un homme qui n'en a pas, et un corps à ces idées.

Puis, n'étant pas maître de mon sujet et de ma pensée, il faut que j'écrive des ébauches informes que j'entends critiquer avec beaucoup de franchise, c'est-à-dire de vivacité, quelquefois d'incompétence, ce qui me fatigue et me lasse. Cependant je dois dire, à la louange de mon maître et de ses conseils, qu'ils ont trouvé ingénieuses, excellentes même, certaines idées capitales sur la philosophie de l'histoire, la judiciaire et la psychologie, et que maintenant on est à me pousser pour que j'y donne suite et que j'y ramène tout l'ouvrage. J'ai d'abord regretté (ce sentiment est de l'amour-propre, mais il est bien naturel) d'avoir livré de belles choses qui me pouvaient faire beaucoup d'honneur; mais j'en ai bientôt pris mon parti. Je me suis d'abord reproché ce mouvement d'égoïsme, en me disant que les vérités à découvrir étaient infinies, et que je n'avais qu'à travailler pour moi comme je faisais pour les autres ; puis je me suis promis d'exploiter plus tard le livre que je fais, et qui ne peut paraître sous mon nom. Voici comment :

Les doctrines historico-politiques qu'il renferme ne présentent rien au premier coup d'oeil que de grand, de beau, de providentiel, si j'ose ainsi dire, mais elles font partie d'une vaste étude sur les législations, étude qui aura pour but la démonstration, sous des formes neuves, des principes que je défends.

Or, l'ouvrage dont je vous parle, publié, prôné comme il le sera, admis pour la plupart des choses, je regarde le public comme engagé, et je me représenterai à mon tour pour donner le dernier mot de ce que mes juges ne voient qu'à demi.

En un mot, je pose ici une prémisse que l'autorité de magistrat et la nouveauté de la chose feront admettre, j'en suis sûr ; je me réserve plus tard d'en tirer la conséquence. Je puis le prédire hardiment, cela s'accomplira comme je le dis; et c'est ce qui me console de voir mes enfants légitimes porter le nom d'un père adoptif. Puisse la vérité gagner à ce sacrifice, mais puissé-je être bientôt délivré de ce calice d'amertume !

Je vous prie de saluer MM. Weiss et Vianais, ainsi que votre frère, que je croyais voir au mois de mars qui s'achève, d'après ce que m'avait annoncé cet hiver M. Parent-Desbarres.

Je ne pourrai travailler à l'éloge de Suard; mais, comme j'en médite le sujet et que j'ai quelque chose à en tirer, je le publierai un jour. Je vous prie de m'excuser si, bien malgré moi, je ne puis faire partie de votre concours. Ce serait me tuer.

Je suis, Monsieur le Secrétaire perpétuel, avec l'affection la plus vive,

Votre ancien élève,P.-J. PROUDHON.