Paris fi janvier 1841
Monsieur le secrétaire perpétuel, votre communication du 27 décembre m'a tout à fait surpris et peiné, et je vous confesse que j'ai quelque temps délibéré en moi-même si j'y répondrais. Ce ne sont plus, en effet, des opinions que l'on me reproche, c'est presque un crime de haute trahison. Mais considérant que votre Académie renferme en son sein des hommes dont l'amitié pour moi, j'en ai la très-grande confiance, ne mourra pas ; que, de plus, cette même Académie a toujours été à mes yeux la tête d'un pays qui m'est plus cher que la vie, j'ai peu à peu surmonté mon chagrin et banni de mon esprit toute pensée de vindication. Je connais le précepte : Turpitudinem patris tui et matris tuoe non revelabis. Je ne l'oublierai qu'à mon honneur défendant.
Je serais fâché que qui que ce fût tombât à cause de moi en suspicion ; si donc parmi vos confrères il s'en rencontre qu'un vote selon leur coeur puisse compromettre, dites-leur que je ne veux point de sacrifices, et que je les prie de voter selon leur intérêt.
Je concevais pour l'avenir le sérieux projet d'associer l'Académie à toutes les publications que je prépare, et dont l'âge et l'expérience amélioreront l'exécution ; je ne désespérais pas même de voir un jour à ce corps savant les yeux dessillés sur ma Propriété. Aujourd'hui, je reconnais qu'après m'avoir abandonné l'on se prépare à me flétrir, et comme si l'on se souciait réellement de m'amener à un changement d'idées, on me fait passer des ordres et des menaces. A une résolution prise d'avance, je réponds par une inébranlable résolution ; je désobéis aux ordres et je brave les menaces.
Pour vous, Monsieur le secrétaire perpétuel, j'ai toujours cru à votre amitié ; j'y crois bien fermement aujourd'hui, je vous le jure, quand je songe que vos étranges idées sur une matière qui n'est point de votre ressort n'ont pas altéré vos sentiments pour moi, et que ce que vous appelez ma faute ne vous arrache que des plaintes et pas un reproche. Vous me rappelez un propos que j'aurais tenu, et vous gémissez que je l'aie sitôt oublié. Il faut méditer, disais-je, dix ans avant d'écrire. Je médite, Monsieur, depuis mon année de troisième en 1825, et j'ai commencé d'écrire en 1840. J'ai triplé les épreuves d'un pythagoricien.
Mais que pourrais-je vous dire qui ne vous parût point dicté par un orgueil obstiné, par la folle gloire de me créer des embarras ? J'allais gager que la moitié du siècle ne serait pas écoulée que quelqu'un réclamerait pour la Franche-Comté la priorité de la théorie du droit de possession. C'est un sujet sur lequel nous ne pouvons plus nous entendre.
Vous verrez par la lettre ci-jointe comment je sais distinguer d'une société les hommes qui la composent ; je crois devoir ici vous rappeler que je ne sais pas moins bien distinguer entre les hommes eux-mêmes. Cet avertissement, Monsieur le secrétaire perpétuel, vous assure à jamais mon affection.
Je suis votre dévoué et fidèle
P.-J. PROUDHON.