Mâcon, 19 août 1809.
Qui non vult fieri desidiosusIntùs et in cute.
amet.
Tes vers, la prose, ta conduite sont une preuve de ce qu'Ovide disait là, mon cher ami. Tes progrès sont marqués et remarqués depuis que tu aimes. Oh! queue puis-je aimer aussi, et pourquoi suis-je ou si difficile ou si malheureux dans mes recherches ! Je suis, depuis deux mois à peu près, le plus paresseux des hommes : la chaleur, les maux de tête, les contrariétés, l'incertitude, le vague de mon existence présente et future, tout cela me fait languir et me fera mourir, et puis un bien autre malheur me menace encore... mais sufficit diei poena sua.
Heureux qui peut, dans un sage loisir, Avec Rousseau s'asseoir sous cet ombrage ! J'aime beaucoup ces deux vers-là, moi qui viens de lire Emile et qui veux faire de ce livre mon ami et mon guide. C'est à Rousseau que je dois le peu de moments agréables que j'ai passés depuis trois mois, car vous ne m'avez presque plus écrit ni l'un ni l'autre! Si vous continuez à vous ralentir encore, que sera-ce? adieu tout attachement, pour moi tout sera dit. J'ai juré de ne plus renouer de nouvelles amitiés. Je me sauve au bout du monde. Je deviens ours, oui ours ou je me brûle la cervelle, car il n'y a dans ce moment-ci qu'un peu d'espérance, votre amitié et du courage qui me fassent supporter la vie du plus sot, du plus plat, du plus ignorant bourgeois de petite ville. Oui, voilà sans exagération ce que je suis. O beaux rêves que nous faisions bien éveillés, à neuf heures du soir, sous les tilleuls de Belley, riches projets, riante perspective, avenir incomparable, où êtesvous?
Si je n'écris rien, si je lis peu, en revanche je médite et je rêvasse encore terriblement la nuit et le jour. Je deviens sage, indifférent, philosophe sur bien des choses; je suis fou, désespéré, enragé sur beaucoup d'autres. Pour me donner le change, je me distrais, je fais comme Virieu : je marche, je vais, je cours de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, à midi, à minuit, par la pluie, par le soleil; je tâche de tromper mon imagination, de la détruire, de la glacer, mais en vain ! Jamais je n'ai été hardi, ardent, entreprenant pour tout comme à présent. Dis un mot, et je le suis sur l'heure au bout du monde.
Non altramente il tauro ove l'irriti Geloso amor con stimoli pungenti Horribilmente mugge, etc., etc.
Virieu n'écrit plus ; il est paresseux au moins autant que toi et moi, nous n'avons pas grand chose à nous reprocher, et nous nous plaignons mutuellement.
Où passes-tu tes vacances, jusqu'à quand durent-elles? que fais-tu ensuite, puisque tu renonces à nos propositions? Ah ! mon ami, je suis et je vais être plus pauvre que toi; et, si Virieu y consent, j'irai quand je devrais n'y avoir que du pain et de l'eau.
Tu as donc une société agréable à Grenoble? tu fais donc quelques parties de campagne, tu vois des femmes poëtes et qui admirent tes essais? tu es toujours aimé et tu aimes? Oh ! que je l'envierais si tu n'étais pas mon ami! Si je voulais ici, j'aurais aisément lié un commerce amoureux et poétique avec une jeune femme pleine d'esprit, d'amabilité, de talent. Tu n'imaginerais pas ce qui m'en a empêché. J'ai peut-être tort, mais je suis ainsi fait, et je suis très-retiré, très-timide, pour ne pas dire sauvage.
Adieu, mon cher ami, mes idées n'ont pas grande suite. Je vais de ce pas porter
cette lettre à la poste et puis entrer au spectacle. J'y dois trouver une femme assez
jolie et très-coquine avec laquelle j'ai ri toute la soirée hier dans une petite loge.
Honni soit qui mal y pense ! mais je m'amuse seulement à l'embrasser, à la chatouiller
et à bavarder sans aller plus loin. J'en espère faire autant tout à l'heure, et puis
revenir tristement coucher tout seul. Timeo Danaos, etc. Quels indignes plaisirs à mon
avis que ceux sans sentiment et sans pudeur! j'aime autant et mieux m'en passer.
Écris-moi aussitôt après ton arrivée à Bienassis. Mille choses à ta mère et à
mademoiselle Berthier d'heureuse mémoire et à Mmes Chatrou, s'il m'en souvient. Le grand
diable de Bourgogne t'embrasse et t'aime.
Intùs et in cute.
ALPHONSE DE LAMARTINE.