1808-12-10, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Ne t'avais-je pas dit, mon cher ami, que je trouverais moyen de t'écrire plus longuement encore que je ne l'ai fait jusqu'à présent, et ne t'effraies-tu pas à la vue de cet énorme papier? J'en ai peur. Je t'avais répondu plus tôt, et je n'avais pas trouvé encore à mettre ma lettre à la poste, elle s'était d'ailleurs salie dans mon portefeuille, aussi je me suis déterminé à la recommencer; tu en seras quitte pour en avoir plus long à lire. Je commence par l'épigraphe, la voici impromptu :

Hélas! je ne demande aux dieux
Qu'un bon ami, qu'un peu de gloire...

Me voici enfin arrivé à Mâcon. J'ai pris possession de ma chambre, qui est fort retirée et qui doune sur un petit jardin; j'ai allumé mon feu, j'ai approché ma table, j'ai préparé toute ma nombreuse famille de plumes, de canifs, de crayons, et j'ai placé en évidence sur ma cheminée Horace, Boileau, une grammaire italienne et La Harpe. Et c'est toi qui as les prémices de mes travaux ou plutôt de mes plus grands plaisirs, car je renonce encore cet hiver à tout le train du monde, comme dit Montaigne; je vais vivre seul, retiré et travaillant sérieusement. Je veux profiter de l'ennui que j'éprouve, sans connaissances et sans amis, et mettre à profit ma jeunesse et ma solitude. Je sens un redoublement d'amour pour l'étude, pour la littérature, la poésie et tout ce que tu aimes autant que moi. Je te demande bien pardon des méchants vers impromptu que je t'envoie dans toutes mes lettres; mais s'il m'envient en l'écrivant, je ne peux résister à l'envie de te les écrire, et je suis obligé de dire comme Ovide :

La rime malgré moi se place au bout du vers.

A propos d'Ovide, j'ai retouché ces jours-ci à la susdite élégie, et je te l'envoie. Auras-tu la bonté de m'en bien dire les fautes les plus grossières? Je n'avais point d'Ovide, j'ai travaillé de mémoire, et la traduction est un peu trop libre des deux manières; mais lis et brûle, je ne la montrerais pas à d'autres qu'à mes amis les plus intimes. Écoute:

— Parce juvenilibus. —
Phébus suivait sa carrière brûlante :
Sur un sopha mollement étendu,
Ivre d'amour, de désir éperdu,
L'oeil attentif, j'attendais mon amante.
Par mes volets faiblement entr'ouverts
Passait à peine une clarté légère
Semblable au jour que reçoit l'hémisphère
Lorsque, la nuit ne couvrant point les airs,
Phébus pourtant a fini sa carrière.
Offrez toujours cette douce lueur
A la beauté, vous verrez sa pudeur
Plus aisément céder à votre ardeur.
D'un tissu blanc avec grâce voilée,
Je vis Corinne arriver dans mes bras ;
Sa chevelure élégamment bouclée
Du plus beau sein me cachait les appas ;
Ainsi jadis cette reine infidèle,
Sémiramis;allait dans ses beaux jours
Vers ce boudoir témoin de ses amours ;
Ainsi Laïs, si coquette et si belle,
Jamais, dit-on, n'avait d'autres atours ;
J'allais ôter la gaze transparente,
Dernier obstacle à mes brûlants désirs,
Elle rougit; une pudeur piquante
Pour les doubler disputa mes plaisirs.
Pourtant bientôt elle se vit vaincue,
A mes côtés elle demeura nue....
Pieds délicats, délicieux contours,
Appas, formés pour les jeux des amours,
Trésors secrets, et que je n'ose dire,
Je vous ai vus, mais comment vous décrire?
Contre mon sein, sur mon coeur palpitant
Je presse enfin le sein de ma Corinne.
J'en ai trop dit, pour le coeur d'un amant
J'en ai trop dit; le reste se devine...
O toi qui vis mon bonheur d'un moment,
Témoin discret du feu qui me dévore,
Entre les bras de celle que j'adore
Reviens, Soleil, me surprendre souvent !
Envoi impromptu.
Ovide ainsi célébrait sa victoire.
Mais, entre nous, il était imprudent :
Tout bel esprit, pour être heureux amant,
Doit à l'amour sacrifier la gloire.
Bien plus heureux, et surtout plus discret,
Quand tu vaincras le coeur d'une Corinne,
Ami, crois-moi, garde-lui le secret,
Ne le dis pas ; mais fais qu'on le devine.

Ce n'est presque plus une traduction, et c'est ce qui fait que cela vaut peu de chose; mais un peu d'indulgence, et cependant bien de la sévérité. La Harpe le veut, suivons ses conseils; c'est ainsi que nous nous formerons l'un et l'autre. Si nous avons quelques succès un jour, nous nous les devrons peut-être mutuellement. Qu'il nous serait doux de partager ainsi notre gloire et notre amitié! c'est mon rêve habituel.

Tout est changé, mon cher ami ; voilà tous mes projets renversés, mes espérances flétries. En achevant avant-hier ma lettre, je fus chez mon oncle, tout tremblant qu'il ne me parlât de mathématiques. J'avais bien raison de craindre, le premier mot qu'il me dit fut pour m'ordonner de les recommencer encore celle année. J'eus beau faire mille et mille observations, il me fit des menaces, et je sortis les larmes aux yeux de chez lui pour venir chez mon père qui me tint à peu près le même langage. Juge de mon chagrin. Je pris aussitôt la résolution de servir, pour voyager un peu, être plus libre et plus indépendant. J'avais envie d'entrer dans la garde impériale, mais ma mère dit qu'elle en mourrait de chagrin. Que faire? Je vais aujourd'hui parler à un maître, et je prendrai des leçons en attendant que je me décide à quelque chose, mais je suis bien résolu à n'y pas travailler du tout : plus on force mon goût et mon inclination là-dessus, plus elle se porte vers autre chose. J'ai vu dans tous leurs discours que je ne devais pas m'attendre à aller à Paris comme je le désirais tant, et c'est là ce qui me chagrine le plus; je suis on ne peut pas plus triste et plus morne. Pour me distraire un peu, j'allai hier au soir à la comédie voir un célèbre acteur de Paris qui donne ici quelques représentations. Cela ne m'a nullement consolé, et je cherche à présent quelque douceur en le contant mes peines. Mais tu ne les comprendras pas toutes : conseillemoi ou console-moi.

Virieu ne m'a pas écrit depuis plusieurs jours, je ne sais pas ce qu'il fait; en as-tu des nouvelles? Adieu, je t'embrasse de tout mon coeur. J'aurais mille autres choses à le dire, mais l'ennui m'absorbe. Crois-moi toujours ton plus tendre ami et sois toujours le mien . Bien des choses à Tivolier, de Vence et Vignet.

ALPH. DE L.

P.-S. Ton quatrain impromptu est fort joli, à l'exception du dernier vers; il est un peu dur et un peu trop travaillé, emplir est trop vieux, et tes épithètes me semblent un peu vagues en général. Envoie-moi, je t'en prie, quelque chose de plus long de ta façon. Travaille avec suite, cherche quelques sujets de poésie pour toi et en même temps fournis-m'en quelques-uns. Je ne sais que faire. Adieu encore une fois. Réponds-moi bien vite; j'ai besoin de tes lettres pour me faire supporter mes maux.