Avril 1810.
Mes vers sont durs, d'accord, mais forts de choses !
VOLTAIRE.
LA SAGESSE HUMAINE.
J'avais pris de vingt ans le teint frais, le coeur tendre,
J'aimais le jeu, la table et de plus doux plaisirs :
Richesse, amour, beauté s'offraient à mes désirs.
Hélas! d'un peu d'erreur pouvais-je me défendre!
Dans mes goûts inconstants je cherchai le bonheur,
Je fus dissipateur, amoureux et volage,
Puis je me repentis, puis je pris de l'humeur,
Et je dis : A trente ans je fais voeu d'être sage.
L'âge vient : au plaisir je fais de longs adieux,
Je cesse de jouer et d'aimer et de rire;
Il n'est plus de grandeurs où mon orgueil n'aspire,
Rien ne doit arrêter mon vol ambitieux;
La fortune pour moi saura fixer sa roue,
J'aurai de mes voisins les terres, les châteaux,
Sur le pavé tremblant mes deux coursiers égaux
Rempliront les passants de frayeur et de boue.
Quel plaisir! et qu'ainsi j'aimais à raisonner !
Que je me complaisais dans un si beau mensonge !
Hélas ! mes soixante ans que j'entendis sonner
Renversèrent ma gloire en effaçant mon songe.
Je me frottai les yeux : j'avais rêvé longtemps ;
Je voyais à grands pas s'avancer la vieillesse :
Bon! disais-je, voici l'âge de la sagesse,
Et je vais, grâce aux dieux, profiter des moments !
Qu'arrive-t-il? Je suis enfant en cheveux blancs :
Tandis qu'au coin du feu je regrette sans cesse
Les trompeuses erreurs de ma verte jeunesse,
Je m'érige en censeur des usages du temps ;
Modéré par besoin, vertueux par faiblesse,
De tous nos jeunes gens je fronde les travers,
Je gronde mes neveux, et, pour comble d'ivresse,
D'une tremblante main, je crayonne ces vers.
Ce sujet, mes amis, rappelle à ma mémoire
Du bonhomme Cliton la douloureuse histoire.
Asseyez-vous ici pour me mieux écouter;
Je suis vieux, la vieillesse aime fort à conter :
Un jour j'allai chez lui, je le surprends à table
Savourant les douceurs d'un souper délectable;
Plus d'une belle femme, un long cercle d'amis,
Ce jour à son banquet s'honoraient d'être admis ;
De vins délicieux sa table était chargée,
Par les mains du Goût même elle était arrangée,
De Pomard et d'Arbois le liquide trésor
Remplissait de ses flots de larges coupes d'or,
Et parmi ces dehors de l'humaine folie
Cliton aux conviés parlait philosophie ;
Il n'est plus, disait-il, il n'est plus l'heureux temps
Où de Rome au berceau les rustiques enfants,
Après avoir lancé les foudres de la guerre,
Dans les champs-paternels allaient bêcher la terre;
Ils moissonnaient l'épi qu'avait semé leur main.
N'avaient-ils pas assez? De la gloire et du pain!
Ils se trouvaient heureux, Plutarque nous l'assure,
Quand leurs fèves croissaient, quand leur onde était pure.
Beaux jours trop tôt passés, vous ne reviendrez plus !
L'homme a su se créer dés besoins superflus :
Il faut qu'un cuisinier, assassin mercenaire,
Soit par nous bien payé pour creuser notre bière ;
Et, pour mieux exciter nos palais délicats,
De ses poisons exquis assaisonne nos plats !
Il faut que de Noé la liqueur dangereuse
Verse dans tous nos sens une inertie honteuse !
Il faut Il presserait encor son argument
Si sa voisine Églé, d'un air trop agaçant,
N'eût placé devant lui sa coupe demi-pleine
De ce vin, le fléau de la raison humaine;
Il l'avale à longs traits, et, changeant de discours,
Sur un nouveau sujet il s'escrime toujours.
Pourquoi les dieux, dit-il, soigneux de mon bien-être
Dans un état obscur ne m'ont-ils pas fait naître?
Que ne m'ont-ils donné pour mon unique bien
Une hutte au village, une houlette, un chien !
Alors à peu de frais j'eusse été vraiment sage,
Mon désir n'eût jamais passé mon héritage :
Un jardin, un verger seul l'auraient composé
Et par une eau limpide il serait arrosé.
Le repos n'est jamais où brille la richesse,
Elle enfante les soins, les soucis, la tristesse,
Les importuns, le luxe et d'autres embarras
Qu'au sein de ma chaumière on ne connaîtrait pas.
Oh! que sans m'émouvoir je verrais la fortune
Me ravir ces trésors dont elle m'importune!
Comme il disait ces mots, un valet imprudent
Fait tomber à ses pieds un cristal élégant,
Le précieux flacon en mille éclats se brise
Et la liqueur jaillit sur la robe d'Élise.
A ce coup imprévu, notre beau discoureur
Toit changer à l'instant tout son flegme en fureur.
Pour son flacon brisé s'emporte, jure et crie
Et nous montre des fruits de sa philosophie.
A calmer ses regrets tandis qu'on s'empressait,
D'un Champagne mousseux son voisin l'abreuvait.
D'un vermillon plus vif son teint frais se colore :
Il chante, il boit, il cause et puis il boit encore.
Notre docteur enfin déraisonne et s'endort;
La rougeur sur le front, doucement chacun sort.
Et moi je fus narrer, d'une plume indiscrète,
Le fait assez plaisant qu'ici je vous répète.
— Fort bien ! me dira-t-on, mais qu'en concluez-vous?
Que les grands raisonneurs ne sont pas les moins fous.
ENVOI.
C'est ainsi qu'à vingt ans je riais des Catons
Dont la triste raison empoisonne ma vie.
Tu trouves comme moi leurs arguments fort bons,
Mais de les pratiquer tu connais la folie.
Quand de tous les plaisirs l'âge est passé pour nous,
Quand notre âme s'éteint et qu'en un corps de glace
Le coeur à la raison abandonne la place,
Il est apparemment bien consolant, bien doux,
De blâmer les douceurs dont on regrette l'âge,
De fronder le bon ton, de réformer l'usage,
De nier le plaisir, le bonheur et l'amour !
De prendre la froideur pour le manteau du sage !
Ami, serait il vrai ! Quoi! nous aurons un jour,
Un jour qui n'est pas loin, ce rôle pour partage !
Hélas ! oui, tout nous dit : Vous aurez votre tour !
Non, nous ne l'aurons point. Écoutons ce présage.
Qui? moi, je pourrais rire un jour de tes appas,
Ma Corinne, et d'un ton plus burlesque que sage,
Plaisanter du bonheur qu'on trouve dans tes bras,
Et d'un oeil sec et froid contempler ton image !!!
Je m'aperçois que mon impromptu (car c'en est un), qui est venu jusque-là sans rature, va échouer. C'est pourquoi je reprends la vile prose, comme disait Voltaire, pour t'embrasser de tout mon coeur et te dire que je suis fort ennuyé pour beaucoup de causes que tu sauras un de ces jours.
Adieu, mon cher ami, je t'aime et je suis à toi pour la vie. Écris-moi promptement et donnemoi du courage.
ALPHONSE DE LAM.