1809-06-10, de Alphonse de Lamartine à Prosper Guichard de Bienassis.

Mon ami, le bonheur n'est pas l'indifférence.

Aime-t-elle les vers et les poëtes? A-t-elle lu? Raisonne-t-elle bien sur beaucoup de choses? Aime-t-elle la musique et la peinture ? Comprendelle ce que c'est que la gloire et l'immortalité du talent? ou méprise-t-elle ceux qui l'ont tant désirée? Juge-t-elle bien un morceau quelconque? Qui préfère-t-elle de Voltaire ou de Racine, de madame de Genlis ou de madame de Staël, le style à part? d'Ovide ou de Tibulle? Il n'y a pas là d'indiscrétion. Je ne veux que m'assurer de ton bonheur. Il me semble cependant que tu n'aimes pas assez tes amis. Ce sont eux qui devraient peut-être, à mon avis, à celui de Properce même, être les premiers, les seuls confidents de l'amour le plus secret. Mais je me trompe peut-être, moi qui n'ai point aimé. Ton avis sur ce petit fragment de mon discours est très-sensé. Quelqu'un de beaucoup d'esprit me faisait hier le même reproche et me disait : « Voilà ce que c'est que d'avoir lu et relu Corinne ! »

Tu me permettras de t'en envoyer encore aujourd'hui un petit morceau, mais donne-moi des avis un peu plus détaillés, change les vers même tout entiers, etc. Voici mon début après mon exorde qui n'est que de cinq ou six vers. Pardon si je l'ennuie. On m'a forcé de définir à la Wrintz et j'ai tâché d'obéir:

Qu'est-ce que l'amitié ? Le lien de deux coeurs
Qu'unissent la vertu, les goûts et les humeurs,
Divin attachement, né de la sympathie.
Que le sentiment forme et le temps fortifie.
Halte-là ! diras-tu, raisonneur entêté,
Oh ! dépouille une erreur où ton coeur t'a jeté :
L'amitié n'est qu'un nom, qu'une faiblesse impure,
Fille de l'intérêt, et non de la nature ;
Jusque dans son ami l'homme n'aime que lui :
Il est seul, il est faible, il se cherche un appui.
Ainsi ce froid dévot, au coeur faux, au teint blême.
Croit qu'il aime le ciel en s'adorant lui-même.
Égoïste profond ! lis dans le coeur humain
Tout ce que la nature y grava de sa main :
La pitié, le respect et la reconnaissance
A ce vil intérêt doivent-ils l'existence?
Eh quoi ! ce sentiment, et plus noble et plus pur,
Serait l'enfant grossier de ce principe obscur ?
Non, ton coeur est plus grand que tu ne veux le croire;
Viens, ouvre devant moi les pages de l'histoire :
Quand, pour sauver les jours du fils d'Agamemnon,
Par un mensonge heureux Pylade prend son nom,
Ou quand, pour son ami que l'avarice accuse,
Damon à l'échafaud marche dans Syracuse,
D'où leur vient, réponds-moi, cet élan généreux?
Le supplice est leur prix, la mort est sous leurs yeux !
C'est qu'au besoin d'aimer l'amitié doit naissance,
Et le plaisir d'aimer voilà sa récompense.
Mais quoi, n'as-tu jamais, dans ta prospérité,
Plaint l'homme déchiré, trahi, persécuté?
N'as-tu jamais senti cet intérêt si tendre
Qu'au sort de la vertu notre coeur nous fait prendre?
Tu pleures quand tu vois Socrate condamné
Ou le fils d'Agrippine à Rome empoisonné;
Tu pleures quand Turenne, au faîte de sa gloire,
Perd en un même instant le jour et la victoire :
De ces pleurs généreux, dis-le moi, qu'attends-tu ?
Rien. Tu plains l'infortune et chéris la vertu ;
Cet amour noble et pur t'agrandit et t'enflamme.
Et tu vois malgré toi la beauté de ton âme.
Demandez à Timon : qu'est-ce que l'amitié ? etc., etc.

En voilà assez, peut-être beaucoup trop. Que dis-tu? Taille et coupe à ton gré. Parlons detoi. J'avoue que ce morceau de Tobie est un peu banal comme l'amitié, seulement il offre de grandes beautés de détail; il ne me paraît pas même trèsdifficile, et, pour nous autres qui voulons apprendre à bien manier un vers, il ne laisserait pas d'être fort utile. Voilà mon avis. Qu'en pense-t-elle, cette belle inconnue que j'aime si elle t'aime ? Cet exorde ne me plaît pas comme exorde d'un petit poëme plein de grâce, d'intérêt, de simplicité antique, de sentiment; ce n'est pas que j'apprécie bien ces quatre vers : Rampant toujours, il ne saurait tomber, etc. Cela sent la Pucelle, et il ne faut pas, ce n'est pas là le lieu. Qu'en pense-t-elle? Je voudrais que tu ne fisses presque que traduire l'Écriture en vers simples, ruais travaillés et châtiés, semés de réflexions naïves et louchantes. Ça ne devrait pas être très-long, et je te répète que je crois ce travail utile et capable de te former beaucoup, sans beaucoup de peine. J'ai presque envie de concourir quand mon discours philosophique sera fini. J'ai laissé là l'histoire, je n'ai pas les sources nécessaires, cependant je pourrai m'y remettre. J'oubliais de te dire que le vers alexandrin me paraît plus favorable à ce genre susdit; au reste là-dessus consulte-toi seul. As-tu conservé quelque petite chose contre Virieu? Je serais un lâche et un traître si je ne te disais pas que tu as tort, que tu ne le connais pas assez, qu'il est en tout digne de ton amitié. Son seul défaut est peut-être d'être plus sage que nous et moins ardent hors de propos ; reviens, reviens, rien ne peut, rien ne doit plus séparer nos trois coeurs et nos trois noms. Que font Vignet, Labbé,Pélissier, etc., etc., et de Vence? Et toi, tu es donc reçu chez elle à toute heure, à tout instant ! tu la vois donc seule ! elle te conduit donc dans le monde ! elle t'aime donc! elle te le dit donc! Que fais-tu pendant ces belles soirées d'été? le promènes-tu avec elle sous les orangers de Grenoble ou sur le chemin par où nous y arrivâmes ensemble? As-tu des amis nombreux et gentils avec qui causer et qui sachent parler d'autre chose que de filles et de chasse? Je l'imagine et je l'espère. Tandis qu'après avoir travaillé jusqu'à sept heures, et sans beaucoup profiler, ton ami prend ses bottes ou ses guêtres, sa canne et son chapeau, et s'en va seul se promener triste et rêveur sous des arbres peu fréquentés ou au milieu de toutes les belles, de toutes les filles de la ville, jusqu'à dix heures. Ce calme de mon coeur, au milieu de tout ce tumulte et de cette agitation, me fait un certain plaisir.

Adieu, j'y vais et je n'y trouverai ni ami ni homme aimable ni amante!

ALPH. DE LAMARTINE.

Réponds-moi vite.