1827-10-26, de Félicité de Lamennais à Mademoiselle Cornulier de Lucinière.

On dit bien qu'il faut s'attendre à tout en ce monde. Sans cela, où en seriez-vous en voyant apparaître l'abbé Gerbet? Le voilà de nouveau dans la grande ville, où nos affaires l'appellent. Je vous recommande de le bien recevoir, avec politesse et civilité. Pour moi, je ne sais quand je vous reverrai; au plus tôt dans trois ans, selon toute apparence. Jamais, depuis Kensington, nous n'avions été, à beaucoup près, séparés si longtemps. Enfin il faut vouloir ce que Dieu veut, et le temps, après tout, ne me parait rien, depuis que j'en ai vu de si près le terme. Était-ce la peine de recommencer? Du reste, ma solitude me plait, particulièrement l'hiver. Etre tranquille dans sa chambre, c'est un grand bien. Plus je vais, plus les hommes me pèsent. Il n'y a que votre société, mes bonnes amies, qui m'ait toujours été douce, et encore aujourd'hui craindrais-je d'y rencontrer cette face blême et plate, vraie face de Gallican, à laquelle je préférerais toutes les post-faces imaginables, soit dit en passant, pour n'y plus revenir1.

Ainsi donc Angélique vous quitte; je vous plains et je la plains. Mais pourquoi, mademoiselle, vous en aller? dites-le moi, je vous prie. Est-ce qu'on ne vous aime plus assez? Est-ce qu'on est fatigué de vous? Est-ce qu'on vous fait mauvais visage? Parlez, expliquez-vous! qu'on sache au moins la raison, s'il y en a une, d'un parti si extraordinaire. Avez-vous consulté Clara? Il n'est pas bon de se décider seule, et cette grave personne a un jugement auquel je me fie beaucoup. Embrassez pour moi, je vous prie, non le jugement, mais la grave personne, et puis, après, Hélène qui est grave aussi, ou qui le deviendra, pour peu que sa tante y tienne la main comme de coutume.

Je confie à vos soins, Mlle Ninette, notre bonne et chère Villiers pendant la mauvaise saison qui va s'ouvrir. Empêchez-la de faire des folies ainsi qu'Adèle, et pour cela aidez-vous de l'autorité du père Carissan sur lequel, il votre tour, vous exercerez la vôtre; car il n'est pas toujours sage, non plus.

Et maintenant il faut que je vous dise adieu. Vous savez toutes et tous si mon cœur vous est dévoué. Ce n'est pas grand'chose, sans doute, mais enfin c'est cela. Mes souvenirs à vos bons domestiques. Priez Dieu pour moi.