Ce 17 octobre 1862
Chère amie,
Je tiens bien tard la promesse que je vous ai faite de vous écrire, non pas qu’il y ait ici plus de divertissements qu’à l’ordinaire, mais la vie fainéante que je mène, les bons repas, l’exercice m’ont réduit à l’état de machine et je n’ai pu jusqu’ici me résoudre à toucher à une plume que pour des affaires indispensables. Je pense que je resterai encore jusqu’au milieu de la semaine prochaine1 : j’ai dans mon atelier beaucoup d’ouvrages qui me rappellent et vraiment, il y a des moments où cette oisiveté me pèse un peu. On joue beaucoup le soir et comme je ne touche jamais une carte, je me trouve un peu livré à moi-même. Il y a ce bon côté que je peux, après le dîner, quand le temps est passable, faire des marches et [p. 2] contremarches devant le château, qui font passer ces dîners trop succulents. J’ai vu il y a quelques jours des clairs de lune ravissants. Il y a aussi de temps en temps un peu de musique. Batta 2 en fait d’excellente ; malheureusement il n’est pas accompagné convenablement : cela le refroidit et l’empêche de jouer souvent. En somme, on me dit que j’engraisse, mais je crois que c’est par politesse, pour m’engager à rester un peu plus longtemps.
Si vous le pouvez, écrivez-moi quelques mots de votre santé et de vos occupations. Une lettre de vous sera pour moi un événement bien agréable au milieu de cette douce monotonie qui fait que tous les jours se ressemblent ici. Le maître de la maison me montre plus d’amitié que jamais : il [p. 3] veut organiser quelques parties pour aller aux environs. Pour moi, je préfère faire toujours la même chose, c’est-à-dire ne rien faire. Je n’ai pas même le courage de lire, car je m’endors sur les livres les plus amusants ; il n’y a que les journaux dont les commérages ont le privilège de m’amuser, comme toujours. Je regrette bien de ne pouvoir jouer : cela ferait une grande diversion dans tant d’heures inoccupées, mais c’est une faculté qui m’est refusée et chaque fois que j’ai voulu me révolter contre cette incapacité, j’ai été convaincu de nouveau qu’elle était radicale.
Je vous embrasse donc, en attendant mon retour à Champrosay qui probablement, sera bientôt suivi de mon retour définitif à Paris. Si je prends ici quelque santé, j’en userai cet hiver pour aller vous voir de temps en temps et vous [p. 4] redire tout le plaisir que j’y trouve et combien je vous suis sincèrement attaché.
Eg Delacroix