[p. 2] Champrosay, mercredi matin
Bonne amie,
Je t’envoie un petit mot de mes nouvelles. J’ai toujours un petit mal de gorge suspendu en l’air qui, j’espère, grâce à des ménagements se passera sans empirer quoiqu’il fasse plus froid ici qu’à Paris. Le temps est beau et la nature dans ce moment a un aspect tout particulier qui met du charme dans les adieux de la saison. Je me suis déjà remis à travailler. Il a fallu pour cela un effort surnaturel : j’ai pris depuis plus d’un mois l’habitude de la paresse ; je crois que si mes forces me le permettaient, je passerais ma vie à me jeter dans la matière, bien entendu, en adorant les plaisirs du reflet [p. 3] qu’y ajoute l’âme. Heureux les forts de la halle ! Plus heureux encore ceux qui joignent à la vigueur un esprit et un cœur ; malheureusement il est rare que le ciel accorde tous ses dons à la fois. Je t’assure, bonne amie, que si j’étais doué de cet heureux naturel, tout mon bonheur serait de jouir près de toi de cette douce paresse. Je crois que je me détache insensiblement de la gloriole : il serait sage de le faire avant de se trouver soi-même réduit à l’état de momie et embaumé dans l’oubli.
Pour en revenir à la matière, et il faut la respecter dans toutes les jouissances qu’elle donne, je t’envoie la recette du riz. Avec un peu [p. 4] d’étude, ton cuisinier réussira.
Adieu, bonne chère amie, soigne ta toux qui est vraiment trop opiniâtre. Je t’embrasse mille fois et t’aime ; cet hiver nous sera plus heureux.