[p. 1] Souillac, le 20 octobre 1820
Mon cher ami,
Je reçus ta lettre la veille de mon départ pour ici1. C’était le soir, j’avais déjà fait mon sacrifice et je n’espérais plus rien avoir de vous autres dans la Charente. Je ne te dis donc pas le plaisir que j’en ressenti. Je lisais et je relisais, et ce fut une des occupations de ma route. Quand j’ouvre tes lettres, je suis comme un homme à qui le froid fait venir les larmes dans les yeux qui obscurcissent sa vue devant un beau paysage. Mon esprit ne peut pas parcourir avec tranquillité ces lignes. Je vais vite et je rétrograde ; je recommence : comme je suis bien sûr de mon trésor, comme il est dans la poche de mon gilet, qu’il ne me quitte point, je prolonge à loisir ma jouissance ; je me rappelle quelque passage que je ne sais pas par cœur ; alors je rouvre et après avoir admiré encore une fois les quatre pages si noires et si pleines de tendre amitié, il me semble que je reçois une lettre nouvelle et je goûte un nouveau plaisir. Voilà mes enfantillages : je les chéris au moins et honte aux cœurs qui en rougiraient ; je dis mal : ces cœurs-là ne seraient pas dignes d’éprouver les purs sentiments, ils ne le pourraient pas. Est-il donc vrai que je possède l’ami dont les seules lettres me font passer des moments si doux ? J’ai son âme, dont elles ne sont, j’en suis bien sûr, qu’un reflet bien obscurci. Tes lettres sont si chaudes qu’on en sent encore plus que ton âme ne s’y peut montrer encore dans toute sa chaleur. De tous ceux à qui mon cœur s’est accroché jusqu’ici, et dont il a fallu hélas me déprendre, combien peu m’ont écrit des lettres comme les tiennes. Il faut bien le dire : il n’y a que toi. Ici, c’était un homme qui écrivait comme il pensait, mais qui ne pensait rien et ne sentait point. Ensuite un ami, qui écrivait la tête dans ses mains, non pas pour rendre des élans de son cœur, mais pour les rendre d’une certaine manière et pour faire du Rousseau. Il y en a d’autres dont le cœur est excellent et l’amitié, j’en suis sûr, bien vive et bien vraie. Mais je ne sais quelle pesanteur et quel froid qui vous saisit au milieu de leur écriture et qui vous attristent. Véritablement, c’est une pierre de touche que la tournure des lettres. L’homme le plus affecté s’y peint malgré lui et, tel qui ne semble que froid dans la vie commune, dévoile dans le commerce des lettres des sources brûlantes. Le grand malheur est que ce soit si long à se recevoir. Il faut se coucher bien des soirs comme un homme qui n’a pas soupé, passer bien des jours dans l’attente de ce maudit courrier. Tu vas me répondre ici, n’est-ce pas, mon bon ami ? Je suis dans le pays de mon beau-frère. Il n’est point de prévenances dont je ne sois comblé. Ce sont des bien bonnes gens et qui font des cuisinages qui n’en finissent point. Les repas durent quatre heures, parce que sur le déclin les souvenirs d’enfance se réveillent et ouvrent les cœurs des sœurs et des frères qui se sont ridés, éloignés les uns des autres. Et puis la politique à son tour : mon beau-frère a des prétentions à la députation et je ne crois pas qu’il soit nommé ici cette année. Peut-être le sera-t-il dans la Charente.
J’aurai tout au plus le temps de recevoir ta réponse avant mon départ, ainsi je compte sur ton exactitude. Je suis dans la plus belle vallée qui se puisse imaginer. J’espère rapporter d’ici quelques belles vues. Le voyage de la Forêt ici a été pour moi bien charmant. J’ai traversé une partie du Limousin et ce sont là véritablement des choses admirables. [p. 2] Ce ne sont que montagnes immenses tapissées jusqu’en haut de vertes prairies. De grands rochers de granit rouge, noir, gris, qui sont suspendus sur votre tête. Les aspects varient à chaque pas, la tête et les regards sont sollicités de tous côtés. Ces vues magnifiques vous échappent avant qu’on ait pu les fixer. Le cheval de poste et le postillon, peu sensibles aux belles vues, vous entraînent impitoyablement. Tout au fond de ces flancs de montagnes si hautes et rapides, coulent à flots clairs ou écumants des petites rivières qui serpentent encaissées dans des bords peuplés d’aunes et de peupliers, ou qui tombent en cascades qu’on entend de loin. Point ou presque point d’habitations. Quelques chalets noirs et isolés, suspendus aux coteaux. Il faut voir là s’en donner les bœufs et les chevaux et les moutons. Ils vont où l’herbe les attire ; ils montent et descendent sans gêne et vont à loisir se baigner. Ah ! j’ai éprouvé autant de regrets que de jouissances. Mais il faudrait y passer des mois entiers pour y trouver à recueillir quelques fruits. Un croquis ne peut suffire. Les contours de ces belles montagnes bleues sont si coulants et si variés, si fins, si fugitifs, qu’il y faudrait une étude assidue. Les amis vous manquent encore là. Ces amis se font désirer partout. Toutes les sources de bonheur sont comme les sources minérales, moitié chaudes et moitié froides, troubles et limpides : il y a toujours un côté plus amer, parce que l’autre est plus délectable.
Nous allons bientôt nous revoir. Je serai, je crois, encore abandonné à moi-même cet hiver. L’idée de ce tableau 2 que j’ai à faire me poursuit comme un spectre. J’aurais bien désiré pouvoir retourner promptement à l’atelier. Oh, que je suis ganache ! J’ai plus d’une fois essayé de dessiner pendant ma fièvre, et ce qui m’a le plus affligé, c’est que tout ce que j’ai voulu chercher pour mon tableau n’a été que misérable. Je me suis occupé davantage de toutes les folies qui me passaient par la tête. On sait bien peu communément à combien de choses on peut s’employer. Nous sommes toujours distraits, nous ne sommes jamais à nous. Nous n’avons jamais tout notre corps d’armée sous notre main. Notre existence est toujours dissipée en mille riens qui ne conduisent à rien. L’esprit perd son ressort, il mollit lâchement devant la moindre difficulté. On se contente d’avoir tenté ; on se sait presque gré d’en avoir eu l’idée. Un homme qui se lève à huit ou neuf heures, fatigué de sa nuit, et qui va de là tout d’un trait s’encoussiner dans une bergère au coin du feu, tandis que les autres vont à la chasse ; qui avale ses deux prises de quinquina pendant qu’ils déjeunent, et qui voit s’écouler assez lentement, mais bien dans ses mains et sous ses yeux, sa journée, qui est tout à son esprit pendant que son corps ne marche, ne digère ni ne mange ; qui enfin la possède bien jusqu’à ce que la fièvre se glisse par des avant-coureurs glaçants jusqu’à la source de ses nerfs, pour l’envoyer dans son lit faire de la philosophie, cet homme-là est dans un monde nouveau assurément ; alors que de plans, que d’entreprises qui ne font reculer ni son esprit, ni les forces de son corps. Il se plonge dans le travail avec [p. 3] ténacité. L’œil distrait sur son foyer, il retourne avec acharnement sa matière et jusque dans la nuit, quand il souffre, il est escorté de ses idées qui trompent l’ennui. Voilà ce que j’ai été dans ma fièvre. Les aliments me rebutaient, me soulevaient. La nuit ne m’apportait que de la fatigue, je ne faisais pas deux pas sans éblouissements, je ne pouvais écrire sans avoir la tête fendue. Mais quand je m’arrêtais à mes rêveries, ma cervelle travaillait beaucoup sans fatigue. Je faisais des plans de toute espèce, j’entreprenais de tout. Le malheur est qu’il ne me reste presque rien de tout cela, parce que je ne m’y suis mis que quand je commençais à m’habituer à la fièvre, laquelle dès lors commençait à aller en dérive à cause des médecines et du quinquina. Avec la fièvre que j’ai tant maudite s’est donc envolé tout mon génie pour la composition. Grande déconfiture pour ceux qui m’auraient lu. Il y avait aussi un grand malheur. Je rime dur. Je suis un véritable Welche 3. J’enfonçais à vrais coups de marteau de petits mots dans mes vers pelotonnés et ficelés4. Je m’en étais presque fait un plaisir et une tâche. Hélas, cher ami, que tout est difficile ! Comment faire quelque chose de complet, de serré et de coulant ? Peinture ou poésie, mêmes choses, mêmes rebutades. Il faut y retourner souvent avec des outils frais. Il faut un œil intrépide qui mesure sans trembler les abymes. Il ne suffit pas d’avoir des sources actives et fécondes : il faut un esprit ferme et subtil, ramassé et qui se multiplie, pour porter le poids de l’invention, pour soutenir partout et développer sans flétrir cette fleur fugitive qui colore la pensée dans la pensée, et qui s’efface si rapidement quand la pensée a pris son habit pour se faire voir et palper. Que les grands hommes sont grands ! Je me figure ces vastes génies au sein de la composition, ce travail sage et ferme sur ce terrain soulevé, embrasé par des volcans. C’est là l’union qui fait seule les grands hommes. Les demi-hommes ont l’un ou l’autre des dons. Les uns sont riches et lâches ; les autres indigents et travailleurs malheureux. Tâchons donc, puisqu’il est si difficile de suivre ensemble les deux chemins, d’y faire quelques pas à nous deux. Mon cher peintre, cher marié, cher père, soyons d’abord de bons amis. Nous le serons longtemps, j’espère. La mort qui enlèvera l’un de nous privera l’autre d’un ami, et cela est plus rare que les grands hommes dont nous parlions. Parcours un peu en idée tes connaissances et vois combien de gens de quarante ans seulement ont conservé un seul véritable ami. Je n’en connais pas un, moi. J’en ai vu un seul jusqu’ici ; c’est mon admirable et respectable père qui est mort sexagénaire5, aimant avec un cœur d’enfant deux ou trois vieux amis. J’ai oublié ma mère qui en a laissé plusieurs dont les yeux se mouillent quand ils se rappellent sa mémoire sacrée. Oh, je ne me trompe pas par amour de ces objets si chers. Tu m’as bien ému, tendre fils, avec des passages de ta lettre. Toujours ce mélange empoisonné. Plus on a aimé, plus les larmes sont amères. Je ne finirai pourtant pas ma lettre dans ces idées. Je voudrais encore un peu trouver à te parler des jouissances que je me promets avec toi quand je te reverrai. Peut-être quand j’aurai reçu ta réponse, ne trouverai-je plus le temps de te répondre. Comment ? Je ne te parlerai pas d’ici à trois semaines ? Mais comme je te parlera,i alors ; comme je te regarderai. Comme nous nous dirons de drôles de choses. C’est donc lui, ce pauvre petit, ce bon ami, ce fiévreux, ce père. Et ce bon Félix avec cette figure de bon enfant. En y pensant, et si tu lui lisais quelque chose de ta lettre, ce dont je ne vois du reste nulle part la nécessité, tu peux éviter de lui laisser mesurer de l’œil les pages et comme elles sont remplies. Je suis si distrait par ces braves gens, je suis la plupart du temps au milieu de tant de bruit que c’est par un bonheur dont je rends grâces à l’amitié, que j’ai trouvé un intervalle silencieux et calme, où alors [p. 4] j’ai pu serrer les lignes un peu davantage et étaler un peu mon onde le long des rivages où je me trouvais serpenter et courir au hasard. Je comptais bien aussi entamer un certain article de ta lettre où il est question de préférences entre amis. Mais c’est une matière bien délicate ; le doigt y enfonce en y touchant. La conversation de plume à plume est trop précise et n’a pas la souplesse de la conversation sous le manteau d’une amitié profonde et intelligente, qui entend et qui saisit les sentiments dans les yeux et sur le bord des lèvres. Te rappelles-tu certaine conversation que nous eûmes ensemble, sur ce sujet environ ? Je me souviens même des circonstances. C’était sur le Pont Royal. Il faisait, je crois, nuit. Id si te fefellit, nous en reprendrons quelque chose au coin du feu. Il me semblerait (et comme toi, je le dis si bas que je ne veux même pas l’entendre) que dans la partie secrète de ton cœur, tu devrais… mais je m’en suis trop dit à moi-même et je suis presque fâché de t’en tant dire, en te disant que je serais tenté de te prier de brûler ma lettre. Mais non : tu as sans doute comme moi quelque arche où tu caches ce que l’extérieur ne doit point voir. Eh bien mon ami, je te le dis franchement : je suis très fâché qu’il en soit ainsi et je parie que ton cœur dirait la même chose à la place du mien. Mais enfin on ne se fait point les pentes de son cœur, pas plus qu’on ne le place entre deux poumons qu’on ne s’est pas fait davantage.
Adieu, bon soir : vous m’avez entortillé et brouillé dans la tête toutes sortes de sentiments. Vous êtes un vrai monstre que j’aime pourtant bien tendrement. – Ne dirait-on pas la lettre d’une maîtresse à son amant ou réciproquement ? – Nous sommes bien fous. Ne m’oublie pas auprès de ton excellente famille.Ma sœur me charge avec bien du plaisir de la rappeler à ton souvenir et à celui de ta sœur.
Adieu, je t’embrasse.
Écris vite sans perdre de temps, mais surtout bien serré. Adresse ta lettre à M. E. Delacroix chez M. Verninac, Saint-Maur, à Souillac, département du Lot.