1818-09-18, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] À Monsieur Jean-Baptiste Pierret fils
Rue du Four, Saint-Germain, n° 50, au coin de la rue de l’égoût, à Paris
28 septembre 1818
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À la Maison des gardes, de la forêt de Boixe,

Il n’y a rien de plus facile, mon cher ami, que de promettre d’écrire, et rien de plus difficile que d’écrire. Depuis près de quinze jours que je suis arrivé, je mène ici une vie de paresseux et cependant je n’ai pu encore trouver le moment de t’envoyer de mes nouvelles et de te demander des tiennes. Il me semble que je suis ici 2 dans un pays inconnu du reste de la terre, où il n’y a ni almanachs ni pendules, et où j’oublie moi-même que j’existe. Tu peux te figurer la vie que je mène, d’abord par mon logis et par sa situation. Je suis placé à peu près au centre d’une forêt de 4500 journaux d’étendue, à l’endroit où se croisent deux allées d’une trentaine de pieds de large, dont une a de longueur et en ligne droite deux grandes lieues des environs de Paris. C’est dans ce lieu, que l’on appelle dans le pays « la Croisée », qu’apparaît, quand on a le nez dessus, une maison blanche à contrevents verts dont le premier étage manque, ce qui par conséquent la réduit à un seul rez-de-chaussée. Au dehors, elle n’a point l’apparence de certaines maisons du pays, mais au-dedans elle est aussi commodément et même aussi élégamment distribuée qu’une maison de Paris ; ce qu’elle n’a pas de commun non plus avec les habitations des gens riches de la contrée. Ce sont partout de grands et véritables poulaillers, avec du papier de cabaret sur les murs du salon et point sur les autres murs, de grandes poutres déjetées dans les plafonds et des planchers enfoncés sous les pieds, ce qui rend notre maison un objet de jalousie pour tous les voisins, j’entends pour ces voisins de deux ou trois lieues de distance. Je me lève de fort bonne heure ; quelques fois avec le soleil. Je sors quelques fois seul, quelques fois accompagné, mais toujours avec un chien et un bon fusil qui ne me quitte presque point. Je marche pendant trois ou quatre heures sans m’arrêter, brûlant de la poudre et me déchirant à poursuivre du gibier dans des fourrés et dans de verdoyantes clairières. Je me plais beaucoup à chasser. Quand j’entends le chien aboyer, mon cœur palpite avec force et je cours après mes timides proies, avec une ardeur de guerrier qui [p. 3] franchit des palissades et s’élance au carnage. Je ne suis pas mécontent de mes essais et je ne me serais pas cru capable de brillantes prouesses à la chasse. J’ai déjà tué au vol deux beaux perdreaux rouges, sans compter la menue volatile ; et tu dois savoir qu’il est fort difficile de tirer au vol, surtout pour un apprenti. Les gardes admirent ce qu’ils appellent mes beaux coups et me pronostiquent de l’habileté. Si tu n’as pas encore tué de perdreaux, je t’avertis que c’est une des jouissances de la vie qu’il te reste à éprouver. Rien même qu’en voyant tomber un oisillon, on se sent ému et triomphant comme celui qui découvre dans l’instant que sa maîtresse l’aime.

Au moment où je t’écris ceci, je ne peux m’empêcher d’éprouver un contrecoup qui me ramène à d’autres idées qui me reviennent souvent dans le cœur. Il me ramène aussi à te parler un peu non pas de tout ce que je fais ici, qui est peu fait pour t’intéresser, mais de toi, mais de notre amitié à tous deux, mais des sentiments de l’un et de l’autre, étrangers à notre amitié, mais que la confiance mutuelle a rendu communs à tous deux. Quelque plaisir que l’on trouve dans une vie nouvelle et agissante, elle ne peut éteindre la mémoire des doux nœuds que l’âme a formés dans d’autres lieux, dans d’autres temps. On ne conserve dans la vie que la mémoire des sentiments touchants, tout le reste est moins même que ce qui est passé, parce que rien ne lui prête plus de couleur dans l’imagination. Avec quel bonheur je me rappelle nos douces conversations, nos chers épanchements : avec quel plaisir je t’embrasserai à mon retour, toi, mon bon ami, qui as écouté toutes mes folies. Que tu vas trouver froid à ton tour le commencement de cette lettre. Au milieu de mes occupations dissipantes, quand [p. 4] je me rappelle quelques beaux vers, quand je me rappelle quelque sublime peinture, mon esprit s’indigne et foule aux pieds la vaine pâture du commun de hommes. De même, quand je pense à mes affections, mon âme embrasse avec ardeur la trace fugitive de si chères idées. Oui, j’en suis sûr, la grande amitié est comme le grand génie, le souvenir d’une grande et forte amitié est comme celui des grands ouvrages du génie. Quand un poète sent brûler sa verve, il doit aimer son ami avec la chaleur qui féconde son vers. Quelle vie ce doit être que celle de deux grands poètes qui s’aimeraient comme nous nous aimons. Ce serait trop grand pour l’humanité.

Te souviens-tu de certaine conversation que nous eûmes quelques jours avant mon départ ? Je t’ai dit que c’était à chaque ami à sentir la part d’affection qu’il a droit d’attendre dans les affections de son ami. Je te le répète encore et je désire vivement que tu sentes juste.

Je t’ai promis de t’écrire le premier. Comme Félix me l’a demandé aussi, vos deux lettres partiront en même temps : c’est ce qui m’a empêché de vous les faire parvenir par Piron, parce qu’alors il aurait fallu [lui écrire] le premier aussi. J’attends de vous deux la plus longue lettre possible, surtout moins de retard que je n’en ai mis moi-même. Viennent donc tôt les soirées d’hiver qui chassent les soucis au coin d’un bon feu, et cette soirée de la Saint-Sylvestre où nous renouons chaque année un pacte fraternel3. Adieu, mon cher ami : je te quitte pour le dîner ; c’est bien mal à moi sans doute, mais comme on ne peut pas vivre sans dîner et qu’on ne peut pas s’aimer sans vivre, je vais dîner.

Adieu, adieu, adieu. Ces trois mots-là me furent chers dans un temps : malheureux temps ! Heureux temps !... Adieu. Ton ami pour la vie,

Eugène Delacroix

Poste restante à Mansle, département de la Charente.