je remplis avec plaisir la promesse que je vous ai faite de vous écrire quelques mots de mon ermitage. Je n’ai qu’un regret, c’est de le faire trop tard pour que je ne puisse avoir votre réponse puisque je serai demain à Paris. Cependant, comme selon toute apparence, je reviendrai ici après vous avoir vu à l’Hôtel de Ville, ne fut-ce que pour un jour ou deux, peut-être qu’une bonne pensée vous portera à me faire raison à votre tour et à m’envoyer quelques lignes. Ô fortunatos nimium . Je vous fais grâce du reste, mais voilà la pensée qui ne me quitte guère quand je passe quelques jours dans cette modeste retraite. Heureux le campagnard, heureux surtout celui qui aime la médiocrité. Cela a été mon lot en tout temps et si je sortais jamais je serais hors de mon élément et de mon caractère : n’allez pas me prendre cependant, pour un autre Jean-Jacques 2 né dans la bassesse, en rageant d’y être et se parant néanmoins de ses guenilles, je ne méprise nullement la richesse mais bien la vanité. Tant mieux pour ceux qui ne sont heureux que dans des habitations [p. 2] magnifiques avec 20 laquais et 10 chevaux dans leurs écuries. S'ils s’amusent de tout cela, surtout si les obligations sont lourdes suivant moi que le luxe impose ne les empêche pas d’être un peu à eux-mêmes plus qu’aux sottises et surtout aux sots dont ils sont nécessairement entourés en plus grand nombre que nous autres gens simples nous ne le sommes, si surtout ils ne prennent pas une partie de ce luxe-là dans la poche de quelqu’un ou du public, je les félicite et cependant je ne désire pas d’être à leur place. Champrosay qui est un endroit charmant a le défaut d’être habité en grande partie par des gens qui ont voiture et mènent à la campagne la vie de Paris. Cela me gêne un peu pour me promener en sabots et quand je n’ai pas fait ma barbe, ce qui est une grande partie de la liberté. Tous ces gens dont je vous parle ne manquent pas de vanter les promenades et surtout celle de la forêt, mais je dois dire que quoique je passe rarement un jour sans y faire une promenade, puisqu’elle touche à ma porte quoique j’habite le pays depuis huit ans, je n’y ai jamais rencontré une seule personne, même en voiture. Cependant, ils ont tous une porte qui donne sur [p. 3] la forêt et aussi une clef des barrières qui ferment les allées à voitures. C'est un privilège dont ils sont fiers, mais dont ils n’usent pas. Quelle jolie promenade j’y ai fait hier matin ! Je me suis assis au soleil dans un fossé et c’est de là que j’avais dû vous écrire. Que d’objets charmants surtout dans cette saison. Le soleil doux, la verdure naissante et surtout le chant des oiseaux. Plus tard la forêt est plus triste : tout est silencieux. A présent, tous ces êtres ont une voix : l’amour a délié tous ces gosiers. Ils le félicitent de leur bonheur, ils querellent peut-être. J'ai dérangé sans le vouloir une foule de rendez-vous : à mesure que je marchais le bruit de mes pas faisait envoler ces pauvres oiseaux et toujours deux à deux. Quel mystère que tout cela : je ne crois pas que les hommes habitués aux divertissement qu’on trouve dans les villes aient plus d’idées à la campagne que dans les rues de Paris. Pour moi je n’en ai guère que là : à Paris, excepté dans mon atelier où je fais profession d’idées, je végète partout ailleurs. L'affreux Rousseau dit je crois quelque part qu’il a besoin d’être entre quatre murs pour penser davantage aux délices de la liberté et à l’air des champs. S'il était plus sincère en cela que dans tout le reste, ce devait être chez lui l’effet de cette manie [p. 4] de contradiction qui est le fond de sa nature. Ici, tout intéresse et fait rêver. Je deviendrais un vrai savant si j’étais souvent à la campagne en présence de tous ces problèmes posés nettement et sans l’intermédiaire des livres. Je n’entame pas ce chapitre de la science et des savants, surtout à la fin de ma lettre : ce n’est pas une demie page, c’est un livre que je vous enverrais. Je vous avoue que la haine des savants qui m’a toujours possédé et partout me prend ici à la gorge et devient mon thème favori. J'ai amassé contre eux des trésors de bile et presque de vengeance. Je déteste cette engeance froide et envahissante : ce sont les plus sots des hommes et ce qui augmente ma colère c’est qu’ils gouvernent tout. La révolution, athée qu’elle est, a tout mis dans les mains de la prétendue science ; quand ils ont prononcé suivant les quatre règles, le simple bonheur n’a qu’à se taire. J'ai le nez dessus plus que jamais dans mon poste de l’Hôtel de Ville, mais je n’ajouterai rien3. J'envelopperais trop d’ingénieurs, trop d’architectes, trop de chimistes dans la proscription. Vous, mon cher ami, qui êtes touché du vrai, vous êtes comme moi j’en suis sûr, mais il faut vivre avec tout cela. Que j’aime bien mieux les bêtes ! Avec les oiseaux, les lapins, les chiens : que ces professeurs de bon sens, tous silencieux, tous soumis aux décrets éternels tout au-dessus de notre vaine et froide connaissance.
A demain, je vous embrasse.
Eug. Delacroix