[p. 1] Devant Tanger, 24 janvier 1832
Enfin devant Tanger ! après treize jours fort longs d’une traversée tantôt amusante, tantôt fatigante, et après avoir éprouvé quelques jours de mal de mer, ce à quoi je ne m’attendais pas1. Nous avons essuyé des calmes désespérants et puis des bourrasques assez effrayantes, à en juger par la figure du commandant de la Perle 2. En revanche, des côtes charmantes à voir : Minorque, Majorque, Malaga, les côtes du royaume de Grenade, Gibraltar et Algésiras. Nous avons relâché dans ce dernier endroit. J’espérais débarquer à Gibraltar, qui est à deux pas, et à Algésiras, par la même occasion ; mais l’inflexible quarantaine3 s’y est opposée. J’ai pourtant touché le sol andalou avec les gens qu’on avait envoyés à la provision. J’ai vu les graves Espagnols en costume à la Figaro nous entourer à portée de pistolet de peur de la contagion, et nous jeter des navets, des salades, des poules, etc., et prendre du reste, sans le [p. 2] passer dans le vinaigre, l’argent que nous déposions sur le sable de la rive. Ç[a] a été une des sensations de plaisir les plus vives que celle de me trouver, sortant de France, transporté, sans avoir touché terre ailleurs, dans ce pays pittoresque ; de voir leurs maisons, leurs manteaux que portent les plus grands gueux et jusqu’aux enfants des mendiants, leurs maisons, etc. ; tout Goya palpitait autour de moi. Ç[a] a été pour peu de temps. Repartant de là hier matin, nous comptions être à Tanger hier soir. Mais le vent, qui était d’abord insuffisant, s’est élevé si fort sur le soir que nous avons été obligés de franchir entièrement le détroit et d’entrer malgré nous dans l’Océan. Nous avons passé une très mauvaise nuit ; mais la chance ayant tourné vers le matin, nous avons pu revenir sur nos pas, et ce matin, à neuf heures, nous avons jeté l’ancre devant Tanger. J’ai joui avec bien du plaisir de l’aspect de cette ville africaine. Ç[a] a été bien autre chose [p. 3] quand, après les signaux d’usage, le consul 4 est arrivé à bord dans un canot qui était monté par une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts et qui se sont mis à grimper comme des chats dans tout le bâtiment et à se mêler à nous. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces singuliers visiteurs. Tu juges, cher et bon, de mon plaisir de voir pour la première fois chez eux, ces gens que je viens chercher de si loin : car c’est bien loin, cher ami, et j’ai plus d’une fois, dans les planches de ma prison flottante et durant des nuits assommantes de roulis et de mauvaise mer, songé à mon nid paisible et aux figures que j’aime depuis que j’aime. Si c’était à refaire, je referais le voyage, mais l’absence a bien des chagrins.
Nous devons faire demain notre entrée magnifique. Nous serons reçus par les consuls des autres puissances, par le pacha 5, etc. Je t’écrirai par la première occasion. Je l’aurais fait de Gibraltar, si nous avions pu débarquer.
Embrasse pour moi Mme Pierret et tes enfants et dis mille choses à nos amis.
N’oublie pas de prier Villot de copier le plus tôt possible la musique dont il a bien voulu se[p. 4] charger. Par la même occasion, tu lui donnerais de mes nouvelles et me rappellerais à son souvenir. J’imagine que le moyen le plus simple de correspondre est que tu donnes à Feuillet 6 tes lettres et celles de Félix. Je pense qu’il vaut mieux qu’une seule personne soit chargée de les lui porter, que si chacun lui en envoyait de son côté, parce qu’il ne saurait jamais quand il doit fermer le paquet. Ainsi ne tarde pas trop et presse-le. Mme Dalton doit aussi t’envoyer une lettre pour moi. Je le lui écris par la même occasion et j’écris aussi au bon Feuillet qui, je n’en doute pas, se chargera de la commission.