[p. 2] Tanger, 3 juin 1
Je n’ai reçu de toi ni de Félix et presque de personne pas un mot depuis votre horrible choléra2. Je vous écris et ne sais pas si vous vivez. Le rapport des journaux était des plus effrayants, et je sais que dans ces occasions, ils sont encore au-dessous de la vérité.
Je reviens de l’Espagne, où j’ai passé quelques semaines : j’ai vu Cadix, Séville, etc.3 Dans ce peu de temps, j’ai vécu vingt fois plus qu’en quelques mois à Paris. Je suis bien content d’avoir pu me faire une idée de ce pays. À notre âge, quand on manque une belle occasion comme celle-là, elle ne se retrouve plus. J’ai retrouvé en Espagne tout ce que j’avais laissé chez les Maures. Rien n’y est changé que la religion : le fanatisme, du reste, y est le même. J’ai [p. 3] vu les belles Espagnoles, qui ne sont pas au-dessous de leur réputation. La mantille est ce qu’il y a de plus gracieux. Des moines de toutes couleurs, des costumes andalous, etc. Des églises et toute une civilisation comme elle était il y a 300 ans.
Tu ne mérites pas que je t’écrive longuement, et au fait je suis un peu pressé. J’ai reçu de toi une seule lettre : ne dirait-on pas que c’est toi qui voyages, qui es tiraillé par mille nouveautés et que c’est moi qui suis l’employé qui ai sans cesse la plume à la main ?
Je suis revenu ici depuis 3 jours et j’y suis attendant l’ordre de revenir. [p. 4] Nous passerons par Oran avant de toucher la belle patrie. Comment vais-je la retrouver ? Quand l’idée de retour me vient en tête, je l’écarte ; qui vais-je trouver mort ou infirme à jamais ? Quelles nouvelles révolutions nous préparez-vous avec vos chiffonniers et vos carlistes, et vos Robespierres de carrefour ? Tempora ! Est-ce à ce prix qu’on achète la civilisation et le bonheur d’avoir un chapeau rond au lieu d’un burnous ?
Le climat de Tanger est délicieux ; il n’y fait pas à beaucoup près aussi chaud qu’en Espagne, surtout dans l’intérieur de l’Andalousie. Ma santé va toujours, mais la vôtre ? Écris-moi toujours ici : peut-être n’y serai-je pas dans deux jours. Mais tout est incertain.
J’embrasse Félix. Dis mille choses à sa famille et à la tienne, si Mme Pierret se souvient encore de moi. Donne-moi des nouvelles de Henry. Écris par Piron. Encore un coup, c’est la seule voie. Les Affaires étrangères écrivent tous les trois mois.
Eug.