[p. 1] Souillac, le 29 octobre 1820
Tu as raison. On n’écrit pas à un ami comme on copie une ordonnance de ministre. Pour moi, au moins, c’est une affaire importante, mais une douce affaire. Après le plaisir de le lire, écrire à lui est le temps le mieux employé. Ce serait pour moi une mortelle douleur que d’être forcé d’écrire à la hâte à celui que j’aime. J’ai déjà bien de la peine à me tirer une à une les lignes que je lui couche sur le papier. De la peine, il faut s’entendre. L’esprit et le cœur qui courent toujours la poste, pour la raison qu’ils n’ont point de jambes et n’en ont que faire, l’esprit et le cœur sont sans cesse à vous fournir cent motifs rapides et tendres, clairs pour eux qui fondent d’un jet, difficiles à détortiller, obscurs ou imperceptibles pour cet autre ouvrier, le style, qui s’en empare de seconde ou troisième main et qui élabore durement, lentement. Quand je crois avoir entrevu au-dedans de moi quelque idée, je la veux poursuivre, et je ne peux pas me ramener à dire quelque chose de banal et que ma pensée ne me nécessite pas. Ton outil t’a bien servi dans la lettre que je reçois. Je t’ai, je crois, dit quelque chose dans ma dernière de ce que je pense de tes lettres : je veux encore te l’exprimer. Elles sont vives comme la pensée, ce sont les bonnes. On voit l’état où tu étais quand tu as écrit et tu y mets ton monde. Quand on te connaît et qu’on reçoit une lettre de toi, on ne l’ouvre pas comme celle d’un autre. Il est vrai que, malgré la proposition de la lire avec calme pour n’en rien perdre, on se trouve au bout en moins de rien ; les yeux ont dévoré et tout emporté : il semblerait que la lecture n’ait pas dû être complète, et il semble cependant aussi que les yeux n’en aient pas été et qu’on se trouve avoir senti ce que tu as pensé, de la même façon qu’on est électrisé. L’étincelle a passé sans intermédiaire. Je crois malheureusement me rappeler que je te répète, ou peu s’en faut, ce que je t’ai déjà dit cent fois. Mais c’est aussi à recommencer toutes les fois que je te lis.
Le courrier arrive ici plus lentement qu’à la Forêt 1, ce qui fait que j’ai déjà éprouvé quelques désappointements en attendant votre paquet. Il m’est enfin arrivé [p. 2] par le canal de Piron. C’est un bon garçon que j’aime bien. Par la lettre de notre bon Félix, qui est jointe à la tienne, je vois qu’il l’aime aussi : j’en suis bien content. Cela prouve qu’il y a sympathie entre nous puisque notre affection se reporte jusque sur l’ami de notre ami. Piron est quelque peu susceptible en amitié, mais chez lui cela prouve précisément son amitié. Pour Félix, il va bientôt rentrer, marque-t-il, chez son avoué. Dure chose ! avoue-le : malgré tes traverses, ton sort est plus heureux que le sien et ton avenir aussi. La nature de son caractère est la seule chose qui puisse le sauver ; toi, je te regarde déjà comme peintre, tu es de l’état2.
Par une lettre d’Édouard qui répond à une où je lui parlais de ma fièvre, il me parle avec éloges du tableau de Cogniet 3. Il paraît bien, comme tu le dis, que c’est ce qu’il y a là de meilleur, son dernier ne promettait pas. Je suis bien aise qu’il se soit ramiché quelque peu ; mais j’ai peur que ce ne soit pas encore de la roche sévère. Il a manqué son séjour en Italie, je le crains du moins.
Nous nous disons ce qui nous passe par la tête avec une naïveté si grande, que nous finirons par nous louer nous-mêmes l’un à l’autre avec tout autant de bonne foi. Tu me parles de mes trésors en homme bien pauvre. Est-ce par un effet de cette vertu prétendue qu’on appelle modestie ? Qu’est-ce que c’est que de la modestie ? Est-ce de ne pas reconnaître le mérite qu'on a de ne pas le sentir ? C'est au moins rare. Est-ce de ne pas faire sentir aux autres sa supériorité, de s’en point vanter ? C’est cela sans doute, ou ça n’est rien. Je pars de là pour m’examiner dans toute la sincérité de mon cœur et deviner un peu ce que je pense de moi. Il est doux, n’est-ce pas, d’en être à ce point entre amis, de s’ouvrir l’un à l’autre de ces caches si profondes où s’enveloppe l’amour-propre. Hélas ! j’en ai beaucoup et rien ne le dirige. Il m’exalte quelquefois beaucoup devant moi-même, mais à l’habitude, il me donne moins d’estime pour moi, qu’une nausée continuelle sur les traces battues que suit la foule des hommes. J’ai l’orgueil ridicule de bouder et de m’indigner quand je suis méconnu tout à fait, et les éloges qui m’enivrent et me transportent toujours me font voir en même temps combien, combien je suis éloigné d’un grand but. Pourquoi me [p. 3] loues-tu et me dis-tu des choses exagérées ? Pourquoi es-tu le seul qui, en dépassant énormément ce que mes plus forts accès de vanité m’aient pu inspirer, m’a pourtant un peu remis à mon rang ? Chose singulière : avant de te connaître il y avait au dedans de moi un sentiment d’orgueil qui se consolait lui-même et se suffisait. À présent, tu me fais rire en me parlant de mon énergie et de cette kyrielle de trésors donnés si gratuitement. Au total, nous sommes tous des êtres misérables, et toute âme bien placée rougira jusqu’au sang d’éloges exagérés qui flattent, mais qui lui grossissent aussi son vide, sa faiblesse, son inertie. Mais écoute. Ton amitié a bien deviné une chose : c’est qu’il y aura toujours quelque chose pour toi dans tout ce que [je] produirai. Ton suffrage, tout seul dans une balance, emportera tous les suffrages réunis dans l’autre. Puisque le premier, tu m’as dit que tu sentais quelque chose dans ce que je fais, il est juste que tu aies ta récompense du bien que tu m’as fait et du courage que tu m’as donné dans mes efforts pour te plaire. Récompense ! ce mot-là s’adresse à ton cœur, que ton esprit le laisse passer sans contrôle. Admirable amitié : j’ose penser que la beauté de mes ouvrages me paiera une dette auprès de mon ami. J’ai commencé sans feu et presque pour écrire quelque chose, cet alinéa de ma lettre. Il est si embarrassé et marche si gauchement que je voulais le jeter au feu. Mais puisqu’il m’a amené ici, je lui rends grâces. Vois donc toute l’étendue de mon ambition et de mon orgueil : je te demande ton suffrage ; je me sens à présent quelque force. J’ai pour moi de l’estime en pensant à la tienne. Mais aussi sois moins indulgent, il faut le dire, moins faible que souvent. Frappe des coups vigoureux dans les [lacune] auxquelles tu verras que je tiens par un fol amour de père. Que si ton avis bien franc n’[est] point écouté, laisse-moi ma liberté, que je la mérite ou non, parce que je veux avoir ma voix sur mon propre ouvrage. Mais nous sentons trop bien à l’unisson. Je prends vis-à-vis de toi les mêmes engagements. Je sais, par ma propre expérience, qu’on se trompe souvent en conseillant, et quand je donne un conseil, bien que désintéressé, n’est-ce pas moi toujours qui le donne, c’est-à-dire celui qui pressent à sa façon, voit à sa façon, enfin a sa façon d’être qui ne peut coïncider de tout point avec une autre ? Je vais te voir enfin entamer la besogne. Félix me dit que tu es décidé à fréquenter cet hiver une académie du soir. Il ne pouvait m’apprendre de nouvelle plus agréable. C’est là que nous en découdrons. Je félicite ta femme de ce qu’elle l’est ; j’espère n’être plus un monstre à ses yeux… Quand on est heureux, on pardonne aisément, dit la tragédie. D’ailleurs, elle ne peut m’en vouloir d’avoir été ton ami en te conseillant dans le genre que je te croyais avantageux. Peut-être lui as-tu dit que je n’étais pas autant son ennemi qu’elle le pensait. Je crois à votre bonheur futur et je ne peux assez l’appeler. Adieu, mon cher ami, il est tard et il faut faire la part aux autres qui ont aussi daigné penser à moi et qui veulent bien m’aimer. Vous êtes de bons amis ; vous n’oubliez pas l’absent et l’orphelin. Il n’a que vous, que votre sein où mettre sa tête à l’abri de ses petits chagrins humains.
Adieu donc. Je t’embrasse tendrement.
Ah ! j’oubliais. Est-ce exiger trop que demander une réponse. Mais ne t’effraye pas. Tu la feras à ton aise et tu n’auras pas besoin de l’aide de Piron, [p. 4] pour la remettre à mon portier, pour qu’elle m’attende à mon retour et que j’aie encore une fois le plaisir de te lire. Je t’embrasserai déjà en idée. Oh ! que le cœur me battra quand j’entrerai dans ta maison. Je m’arrêterai à chaque étage. Tâche, ce jour-là, de ne pas avoir le visage ensavonné. Il est bon de s’embrasser tout de suite, à la minute, entends-tu ?