[p. 1] Meknès, 2 avril
Chers amis ,
je suis encore ici. Vous voyez que nous ne nous trompions pas beaucoup quand nous calculions que les trois mois au moins seraient employés au voyage. Heureusement les affaires sont terminées et nous partons après-demain pour retourner à Tanger, d’où, je pense, nous ne tarderons pas à nous embarquer. Il y a la perspective de la quarantaine qui n’est pas amusante1. Mais quand on a une fois touché terre et surtout, celle où l’on a laissé tous ses souvenirs, c’est une pénitence moins dure que celle à laquelle je suis soumis depuis 18 ou 20 jours que je suis ici comme un prisonnier. Je vous ai mandé dans ma dernière lettre que nous avions eu l’audience de l’empereur. À partir de ce moment, nous étions censés avoir la permission de nous promener par la ville ; mais c’est une permission dont moi seul ai profité entre mes compagnons de voyage, attendu que l’habit et la figure de chrétien sont en antipathie à ces gens-ci, au point qu’il faut toujours être escorté de soldats, ce qui [p. 2] n’a pas empêché deux ou trois querelles qui pouvaient être fort désagréables à cause de notre position d’envoyés. Je suis escorté, toutes les fois que je sors, d’une bande énorme de curieux qui ne m’épargnent pas les injures de chien, d’infidèle, de caracco 2, etc., qui se poussent pour s’approcher ou pour vous faire une grimace de mépris sous le nez. Vous ne sauriez imaginer quelle démangeaison on se sent de se mettre en colère, et il faut toute l’envie que j’ai de voir, pour m’exposer à ces gueuseries. J’ai passé la plupart du temps ici dans un ennui extrême, à cause qu’il m’était impossible de dessiner ostensiblement d’après nature, même une masure ; même de monter sur la terrasse vous expose à des pierres ou à des coups de fusil. La jalousie des Maures est extrême, et c’est sur les terrasses que les femmes vont ordinairement prendre le frais ou se voir entre elles.
On nous a envoyé l’autre jour des chevaux pour le roi (on vient de m’en envoyer un), une lionne, un tigre, des autruches, des antilopes, une gazelle, etc. Un de ces espèces de cerf, qui [p. 3] est une méchante bête, a pris en grippe une de ces pauvres autruches et l’a embrochée de ses deux cornes, dont elle est trépassée ce matin. Voilà les événements qui varient notre existence. Du reste, point de nouvelles3. Mes compagnons ont reçu des lettres de tous côtés. Moi seul, je suis privé de celles de qui que ce soit. Je ne suis pas trop surpris de n’en pas avoir reçu par les Affaires étrangères, qui n’ont pas encore écrit, mais je calcule que vous devez depuis longtemps avoir reçu la lettre où je vous prie de m’écrire par Piron. Comme, malgré mon espérance, rien n’est plus incertain encore que le moment de mon retour, écrivez-moi jusqu’au dernier moment, et dans le cas où Piron n’aurait pas reçu la lettre où je lui donne l’adresse convenable, ayez la bonté de lui remettre vos lettres en lui disant de les adresser à M. Thibaudier, agent consulaire de France à Gibraltar (pour remettre à M. Delacroix à Tanger). Les moindres nouvelles sont précieuses à un banni ; quand je dis nouvelles, ce ne sont ni celles de la politique ni de la littérature, mais des vôtres, les choses les plus simples : comment se porte Félix, comment la femme de Pierret et ses enfants , enfin ce que vous voudrez, des mots et des lignes de votre main qui, reçues en Afrique, me seront bien précieuses. [p. 4] Je vous prie de me rappeler à tous les amis. Étant très bien avec mes deux compagnons, j’éprouve cependant le regret de ne pouvoir parler d’aucun de mes amis avec eux. Enfin, priez le Ciel qu’il ne prolonge pas trop mon exil et écrivez toujours.
Adieu, adieu.
Eugène
Félix, donne de mes nouvelles à Henry. Cette lettre est pour lui aussi. Dis-lui qu’il me rappelle au souvenir de M. et Mme Destandis.
Je ne vous parle pas de toutes les choses curieuses que je vois. Cela finit par sembler naturel à un Parisien logé dans un palais moresque, garni de faïences et de mosaïques etc. Voici un trait du pays : hier, le premier ministre 4, qui traite avec Mornay, a envoyé demander une feuille de papier pour nous donner la réponse de l’empereur. Avant-hier, on lui avait envoyé une selle en velours et en or qui est inestimable.