1832-07-05, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Jean-Baptiste Pierret
Rue Sainte-Anne n° 18, Paris
6 juillet 1832

Je suis ici depuis ce matin seulement, cher ami. Je pensais trouver un mot de toi ou de vous autres2. Nous sommes partis de Tanger il y a plus d’un mois, mais nous devions voir Oran et ensuite Alger, d’où nous arrivons3. Je ne suis pas fâché d’avoir été à même de comparer ces lieux-là avec mon Maroc, et, en bonne conscience, quoique le temps de mon voyage ait de beaucoup dépassé ce que j’avais calculé, il aura été curieux de voir tant de choses diverses. Les vents contraires nous ont fatigués. Nous commençons un vrai purgatoire : c’est l’insipide quarantaine. J’ai pour récréation la promenade pendant quelques instants dans un clos pelé, où il n’y a pas un arbre qui m’aille au genou et, avec le soleil du pays, c’est une faible ressource. Il y a la perspective agréable de trois cimetières propres à enterrer les gens qui meurent autant d’ennui, je pense, que de peste, et le meuble principal qui occupe agréablement l’entrée est une table de pierre sur laquelle on fait l’autopsie des trépassés. N’est-il pas dur d’être en France, et d’y être traité en prisonnier et en Africain, ne pouvoir de suite voler où sont nos amis ? Écrivez-moi donc un mot. Je ne sais pas encore de combien sera ma quarantaine. Elle sera probablement de vingt-cinq jours. Nous ne saurons cela qu’après-demain. Je vais donc vous voir. Eh bien, vous vous battez, vous conspirez4 ! fous ridicules que vous êtes. Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie.

Adieu, bien cher ami. Embrasse Félix. Mille choses à nos amis. Embrasse ta femme et tes enfants en mon nom. Un mot : Toulon , poste restante. Mais ne tardez pas trop, que vos lettres ne courent pas après moi. Adieu.

Eugène