1832-02-29, de  Delacroix, Eugène à  Pierret, Jean-Baptiste.
[p. 1] Monsieur Pierret
Rue Sainte-Anne n° 18, Paris
24 mars 1832

Tu ne mérites guère qu’on te réponde. Je reçois hier les premières nouvelles que j’aie eues de France et tu m’écris à tout hasard quatre lignes, en me disant que tu n’as rien de curieux à me dire. Je ne te demande pas de nouvelles, je n’en suis pas plus avide ici qu’à Paris, où j’ai l’habitude aussi bien qu’ici de ne vivre qu’au gré des émotions que mon cœur me donne. Mais tu ignores donc le plaisir de recevoir, de celui que l’on aime, des lignes au bout de lignes qui lui marquent seulement de la tendresse. Je te jure, cher et bon ami, que sur ce sol où la vie est si douce, les seuls regrets que l’on puisse éprouver sont les affections que nous avons laissées en France ; je ne tiens que par ces anneaux de chair et d’affection à ce pays qui n’est pas plus le mien que celui-ci où je me trouve bien, dénué à la vérité du charme que le cœur trouve à aimer (si j’en excepte pourtant un petit amour sentimental que je file ici avec une très jolie et décente petite Anglaise1). Mon ami, quel bonheur d’être loin du champ des ambitions et des intrigues. J’emploie avec [p. 3] plaisir une part de mon temps au travail, une autre considérable à me laisser vivre. Mais jamais l’idée de réputation, de ce Salon que je devais manquer, comme on disait, ne se présente à moi ; je suis même sûr que la quantité assez notable de renseignements curieux que je rapporterai d’ici ne me servira que médiocrement. Loin du pays où je les trouve, ce sera comme des arbres arrachés de leur sol natal ; mon esprit oubliera ces impressions, et je dédaignerai de rendre imparfaitement et froidement le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues et qui vous assassine de sa réalité. Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde. Ces gens-ci ne possèdent qu’une couverture dans laquelle ils marchent, dorment et sont enterrés, et ils ont l’air aussi satisfaits que Cicéron le devait être de sa chaise curule. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures. [p. 4] L’antique n’a rien de plus beau. Il passait hier un paysan qui était foutu comme tu vois ici2. Plus loin, voici la tournure qu’avait avant-hier un vil Maure auquel on donne vingt sous. Tout cela en blanc comme les sénateurs de Rome et les Panathénées d’Athènes.

Adieu, je ferme ma lettre. Embrasse Félix et tous nos amis. Ces musulmans sont très temporiseurs. Nous ne partons pour Mékinez que lundi, après-demain. Embrasse ta femme pour moi et quand tu écriras, daigne remplir les pages, répète les choses qui te viendront à l’esprit sans t’inquiéter de me donner des nouvelles du temps présent. Je ne m’en soucie pas. J’apprends que le choléra est à Londres 3. Diable !

Adieu, cher et bon.

Eugène

Jette à la poste la lettre ci-jointe.4.