[p. 1] Mékinez ou Miknez, 16 mars 1832.
Nous sommes depuis hier dans cette ville, terme de notre voyage1. Nous avons mis une dizaine de jours pour faire 50 lieues. Cela ne paraît rien. Cela ne laisse pas d’avoir sa fatigue, quand on va au pas au soleil sur de mauvaises selles. Comment vous portez-vous, chers amis2 ? C’est furieusement de l’Afrique à présent. Notre entrée ici a été d’une rareté extrême, et c’est un plaisir qu’on peut fort bien souhaiter n’éprouver qu’une fois en sa vie. Tout ce qui nous est arrivé ce jour-là n’était que le complément de ce à quoi nous avait préparés la route. À chaque instant on rencontrait de nouvelles tribus armées qui faisaient une dépense de poudre effroyable pour fêter notre arrivée3. Chaque gouverneur de province nous remettait à celui qui suivait et notre escorte, déjà très considérable, s’augmentait de la garde de ces nouveaux venus. De temps en temps, nous entendions quelques balles oubliées qui sifflaient au milieu de la réjouissance. Nous avons eu entre autres un passage de rivière, bien entendu sans ponts et sans bateaux, qui peut être comparé au passage du Rhin pour la quantité de coups de fusil qui nous accueillirent. Mais tout [p. 2] cela n’était rien au prix de notre réception dans la capitale. On nous a d’abord fait prendre le plus long pour nous faire tourner alentour et nous faire juger de son importance. L’empereur avait ordonné à tout le monde de s’amuser et d’aller nous faire fête sous les peines les plus sévères, de sorte que la foule et le désordre étaient extrêmes. Nous savions qu’à la réception des Autrichiens, qui sont venus il y a six mois, il y avait eu 12 hommes et 14 chevaux tués par divers accidents. Notre petite troupe avait donc beaucoup de peine à se maintenir ensemble et à se retrouver au milieu des milliers de coups de fusil qu’on nous tirait dans la figure. Nous avions la musique en tête et plus de vingt drapeaux portés par des hommes à cheval. La musique est également à cheval : elle consiste dans des espèces de musettes et des tambours pendus au cou du cavalier sur lesquels il frappe alternativement et de chaque côté avec un bâton et une petite baguette. Cela fait un vacarme extrêmement assourdissant qui se mêle aux décharges de la cavalerie et de l’infanterie et des plus enragés qui perçaient tout autour de nous pour nous tirer à la figure. Tout cela nous donnait une colère mêlée de comique que je me rappelle à présent avec moins d’humeur. Ce triomphe, qui ressemblait au supplice de quelques malheureux qu’on mènerait pendre, [p. 3]dura depuis le matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Nota bene que nous avions à peine pris un léger accompte sur le déjeuner à sept heures du matin sous notre tente. Au milieu de ma fureur, j’ai remarqué dans cette ville des édifices fort curieux toujours dans le style mauresque, mais plus imposants qu’à Tanger 4.
20 mars
Dans ce moment, nous sommes prisonniers dans une maison de la ville environ depuis 5 ou 6 jours, jusqu’au moment où nous aurons notre audience. Étant toujours en présence les uns des autres, nous en sommes moins disposés à la gaieté et les heures paraissent fort longues, quoique la maison où nous soyons soit très curieuse pour l’architecture mauresque, qui est celle de tous les palais de Grenade dont vous avez vu les gravures. Mais j’éprouve que les sensations s’usent à la longue, et le pittoresque vous crève tellement les yeux à chaque pas, qu’on finit par y être insensible. On a apporté avant-hier un paquet de lettres. C’était un piéton expédié exprès de Tanger, car on n’a aucun moyen régulier de communiquer dans ce pays où il n’y a ni routes, ni ponts, ni bateaux sur les rivières. Le cœur m’a battu en pensant qu’il y aurait quelque chose pour moi : mais vous me tenez rigueur et je vous jure cependant qu’un mot de vous autres m’eût plus charmé que toute l’Afrique. Je suppose que nous avons à rester ici environ une dizaine de jours encore. Je vous écrirai de Tanger pour vous parler de l’époque probable de mon retour.
Mille choses à tous les vôtres. Je vous aime toujours malgré votre silence.
Eugène
23 mars.
Nous avons eu hier l’audience de l’empereur. Il nous a accordé une faveur qu’il n’accorde jamais à personne, celle de visiter ses appartements intérieurs, jardins, etc. Tout cela est on ne peut plus curieux. Il reçoit son monde à cheval lui seul, toute sa garde pied à terre. Il sort brusquement d’une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui5. Il est assez bel homme. Il ressemble beaucoup à notre roi : de plus la barbe et plus de jeunesse. Il a de 45 à 50 ans. Il était suivi de sa voiture de parade. C’est une espèce de brouette traînée par une mule. Me voici donc au but. Il s’agit maintenant de ne pas pourrir trop longtemps en Afrique. Je crains qu’on ne nous retienne un peu à Tanger 6.
Pierret, veux-tu, quand tu iras à mon atelier, faire descendre le ressort du chevalet qui porte la Bataille de Nancy 7 pour qu’il se fatigue moins et que le tableau porte en bas. C’est un peu tard, mais n’importe.
Mille choses aux amis. Je vous embrasse. Écrivez, écrivez.
Eugène
Mets à la poste cette lettre pour Mme Dalton 8. Avertis-la quand tu as une occasion.
Profites de toutes les occasions. Les lettres venues par sol sont encore les seules que j’ai reçues. N’écrivez pas par les Affaires Étrangères. Par Piron, cela vaut mieux.