[p. 1] Tanger, 8 février
Chers amis ,
Je vous écris à tous deux. Vous ne pouvez ni l’un ni l’autre vous en formaliser, attendu que mes sentiments pour tous deux sont, vous le savez, les mêmes, et que ce que je dis à l’un, je le dis à l’autre. Il y a eu une occasion dernièrement dont j’ai été averti trop tard pour en profiter. Il faut faire comme on peut. Je suis vraiment dans un pays fort curieux. Ma santé y est bonne, je crains seulement un peu pour mes yeux. Quoique le soleil ne soit pas encore très fort, l’éclat et la réverbération des maisons, qui sont toutes peintes en blanc, me fatiguent excessivement. Je m’insinue petit à petit dans les façons du pays, de manière à arriver à dessiner à mon aise bien de ces figures de Maures. Leurs préjugés sont très grands contre [p. 2]le bel art de la peinture, mais quelques pièces d’argent par-ci par-là arrangent leurs scrupules. Je fais des promenades à cheval aux environs qui me font un plaisir infini, et j’ai des moments de paresse délicieux dans un jardin aux portes de la ville, sous des profusions d’orangers en fleurs et couverts de fruits. Au milieu de cette nature vigoureuse, j’éprouve des sensations pareilles à celles que j’avais dans l’enfance. Peut-être que le souvenir confus du soleil du Midi, que j’ai vu dans ma première jeunesse1, se réveille en moi. Tout ce que je pourrai faire ne sera que bien peu de chose en comparaison de ce qu’il y a à faire ici. Quelquefois les bras m’en tombent, et je suis certain de n’en rapporter qu’une ombre.
Je ne me souviens pas si j’ai pu, dans ma dernière lettre, vous parler de notre réception chez le pacha 2, trois jours après celle qu’il nous fit sur le port ; je vous en [p. 3] fatiguerai de reste. Je ne crois pas non plus vous avoir écrit depuis une course que nous avons faite aux environs de la ville avec le consul anglais 3, qui a la manie de monter les chevaux difficiles du pays, et ce n’est pas peu dire car les plus doux sont tous des diables. Deux de ces chevaux ont pris dispute, et j’ai vu la bataille la plus acharnée qu’on puisse imaginer4 : tout ce que Gros et Rubens ont inventé de folies n’est que peu de chose auprès. Après s’être mordus de toutes les manières en se grimpant l’un sur l’autre, et en marchant sur leurs pieds de derrière comme des hommes, après s’être, bien entendu, débarrassés de leurs cavaliers, ils ont été se jeter dans une petite rivière dans laquelle le combat a continué avec une fureur inouïe. Il a fallu des peines de diable pour les tirer de là.
L’empereur 5 s’apprête à nous faire une réception des plus magnifique. Il veut nous donner une haute idée de sa puissance. [p. 4] Nous commençons à craindre qu’il ne lui prenne fantaisie d’aller à Maroc 6 nous recevoir, ce qui nous ferait faire près de 400 lieues à cheval pour aller et venir. Il est vrai que c’est un voyage des plus curieux et que très peu de chrétiens peuvent se vanter d’avoir fait. Il est probable qu’il nous recevra à Méquinez 7, une des capitales de l’Empire. La meilleure manière de m’écrire est celle-ci : affranchir jusqu’à la frontière et mettre cette adresse : A M. Thibeaudier, agent consulaire de France, à Gibraltar , pour remettre à Tanger , à M. Delacroix. [p.4bis] Ou plutôt, envoyez vos lettres à Piron, qui les enverra franches. Je lui écris à cet effet. Je crois que cette voie est plus sûre que celle de Feuillet 8, attendu que les Affaires étrangères sont quelquefois négligentes ; [p. 1] Je prie Pierret d’écrire à Bastien9 de faire souvent battre mes habits de peur des vers.