Paris 29 juin 1840.
Mon cher Bergmann, tu recevras dans quelques jours, par la poste, mon ouvrage sur la Propriété, volume de deux cent cinquante pages. Je ne t'en envoie pour le moment qu'un exemplaire, parce que j'ai lieu d'espérer que mes deux cents exemplaires seront placés sans que j'aie besoin de te mettre à contribution; dans tous les cas, si quelqu'un doit supporter les charges de cette impression, c'est moi, ou même c'est l'Académie de Besançon. Je ne l'entends pas autrement.
Les 85 francs que j'ai reçus de toi m'ont été de trèsgrand secours, et je t'en remercie. Puisque tu n'en as pas besoin, je ne m'inquiéterai pas du remboursement, attendant pour cela que je sois en condition plus favorable.
Je partirai d'ici dans les premiers jours de juillet, avec notre ami Elmérick, qui va à Strasbourg et passera par la Franche-Comté. J'attendrai à Besançon, rue des Chambrettes, 19, ta réponse à celle-ci, et ton jugement ou plutôt tes consolations sur mon livre.
Perdre six mois à prouver des choses plus claires que le jour, et dont l'ignorance fait pourtant seule tous les maux du genre humain, cela est bien fait pour dépiter un esprit curieux d'apprendre, et pour humilier notre orgueil. Encore si l'on tenait compte d'un pareil sacrifice! Mais qu'espérer d'un peuple étourdi par un millier de meneurs et qui en est toujours à admirer celui qui parle le plus? Qu'attendre de journalistes dont les intérêts ne sont pas ceux de la vérité ; de politiques et de philosophes sans coeur et sans génie? Je rentre à Besançon; je vais mettre ordre à mes affaires, m'occuper des moyens de vivre, et me préparer lentement à d'autres travaux, car désormais je veux philosopher, étudier et imprimer pour moi et pour mes amis, n'attendant rien de personne. Je recevrai avec plaisir tes observations et tes conseils; j'en sens tout le besoin : j'ai travaillé cette année sans conversation, sans être jamais échauffé par une intelligence. J'ai vécu dans le vide ; je crains bien que tu ne t'en aperçoives. Pour fuir l'inanité, je rechercherai désormais la solitude.
Le père Droz est parti depuis le 7 juin et ne rentrera à Paris qu'après mon départ : je ne le reverrai plus. Cet homme est bon, honnête et plein de bienveillance pour moi; mais c'est bien l'esprit le plus antiphilosophique, le génie le moins scientifique qui fût jamais. Nous ne pouvons nous entendre. D'ailleurs, il désespère de moi; je le vois, je le sais, il me le fait entendre assez clairement : il m'est trop pénible de vivre avec des gens qui ne me rendront jamais justice parce qu'ils ne comprendront jamais mes idées.
L'ouvrage que je viens de terminer m'a fait naître quelques idées sur le style et l'art d'écrire que j'ai dessein de mettre une fois en pratique : je commence
à sentir que je pourrais être quelque chose comme écrivain. Désormais je travaillerai plus lentement et me déferai de la sotte présomption de croire que mes idées ne peuvent être retardées dans leur publication par des soins de forme et d'exposition, sans que la vérité et le bien public soient compromis.
Maguet se livre avec ardeur aux études de sou état : je lui trouve un esprit à la fois simple et sage, et préférable cent fois au brillant des hommes à imagination et à systèmes. Peu de gens t'aiment et t'estiment autant que Maguet ; il m'est agréable de te le dire, mon cher Bergmann, parce que je t'aime et t'admire plus que personne, et que, devant vivre assez rapproché de Maguet, je ne pouvais guère m'entretenir de toi qu'avec lui.
Elmérick commence à obtenir quelques succès dans son art et à faire de jolies choses. S'il peut prendre un peu de consistance, devenir homme, étudier, lire, méditer et faire de la peinture avec autant de sérieux que d'autres y mettent de légèreté, il pourra devenir un artiste distingué. Déjà il vise au simple, au naturel, et il cherche à mettre de l'âme dans ses compositions. Ce n'est pas le défaut de ses confrères : jamais peut-être on ne vit un tel matérialisme dans les arts.
Je m'aperçois que je cède au plaisir de la conversation et que je fais dans une lettre un peu de commérage. Ecris-moi, je t'en prie : j'en ai besoin; donnemoi des conseils, nul ne le peut mieux que toi, et de personne je ne les recevrai plus volontiers. J'ose espérer que mon travail te suggérera plusieurs idées dont il sera bon que je profite.
S'il te fallait quelques exemplaires de plus, je te les expédierais de Besançon.
Peut-être les circonstances me ramèneront-elles à Paris l'hiver prochain; je ne puis rien affirmer à cet égard; mais, en ce cas, je suis résolu de passer par Strasbourg et d'y séjourner un jour ou deux.
Adieu. Je t'embrasse; ne me laisse pas languir : je me sens encore quelque feu dans la
poitrine, mais j'ai besoin qu'on l'attise.
Tout à toi.
P.-J. PROUDHON.