1840-05-03, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, je ne puis m'empècher d'être touché jusqu'au fond de l'âme des témoignages si vifs de ton amitié ; j'y retrouve toute la chaleur, toute l'effusion de Fallot qui savait comme toi être et se montrer ami. Je ne suis pas heureux sans doute ; mais pas un riche, pas un de ces heureux, du siècle n'aura été aussi bien partagé que je le suis du côté de l'amitié : j'ai pleuré déjà de vrais amis frappés par la mort, j'en conserve de plus nombreux et, s'il est possible, de plus dévoués. Quelqu'un s'est chargé de m'apprendre que je déplais généralement dans ma patrie : cela m'afflige, mais ne me surprend pas. Dans une ville d'argent et d'orgueil, je me flatte do ne pouvoir être connu et de rester indifférent ; il faut m'aimer ou me haïr.

J'accepterai avec plaisir ton billet de 85 francs; le moment est venu où j'en puis avoir besoin. Je touche après-demain ma pension (750 francs échus au 22 mars) j'expédie sur-le-champ 500 francs à Besançon, et je dois déjà 70 francs sur la place de Paris: reste 180 francs. Comme je me propose de partir dans six semaines, e

1 qu'auparavant je désire publier mon livre, ton argent pourra m'être nécessaire.

J'ai déjà écrit à un libraire qui n'a pas daigné me répondre. Les libraires en vogue sont de grands seigneurs qui méprisent singulièrement les auteurs inconnus. Je vais m'adresser à un autre, qui sans doute ne me répondra pas davantage. Au reste, le ton que je prends avec ces messieurs est peu engageant ; mais j'aime mieux leur laisser des témoignages de fierté que de soumission. Je trouverai toujours quelque malheureux, peu en crédit, pour qui deux ou trois cents francs à gagner ne seront pas chose à dédaigner. Je' puis m'engager à prendre 200 exemplaires sur 500 que l'on tirerait ; les frais d'impression étant ainsi payés par un placement fait d'avance, il me semble que les plus grandes difficultés sont levées.

Je n'accepte pas la prophétie de martyre que tu me fais : tu juges trop mal de la rouerie du pouvoir, de l'ignorance du public et de la tyrannie exercée par les meneurs de l'opinion. Le premier a intérêt à laisser mourir la vérité ; le second entend sans comprendre et regarde sans voir ; les autres ne se soucient guère que leur charlatanisme soit dévoilé. Non, non, je ne serai ni martyrisé, ni inquiété, ni même lu ; l'Académie de Besançon continuera à penser que j'ai de l'originalité et de l'audace, mais que je suis homme à paradoxes ; les plus sages me plaindront sincèrement de perdre si follement mes peines, et tout le monde à la fin me dira Te voilà bien avancé, beau réformateur !

Que dis-je ? je ne souffrirai pas le martyre ? En est-il un plus douloureux que l'oppression des fourbes et des sots"? Ah! si mon coeur saigne quelquefois, c'est de voir mon zèle inutile et tous les efforts de ma raison vainement dépensés. Ma consolation est grande, j'en conviens ; le suffrage de quelques hommes de coeur et d'intelligence, tels que toi, suffit pour me dédommager de tout. Mais n'est-il pas pénible de voir le malade refuser le remède, l'aveugle se refuser à l'oculiste, et l'art ainsi que la vérité devenir inutiles ?

Laissons cela. Mon ouvrage est fini et j'avoue que j'en suis content. Je ne puis y penser sans un frémissement de terreur. Quand je songe à l'effet qu'il produirait infailliblement, publié par un Arago, j'éprouve les mêmes palpitations qu'un Fieschi à la veille de faire partir une machine infernale. Jusqu'au moment où j'entrepris de connaître à fond la pierre angulaire de la politique, je n'en avais réellement aucune idée ; j'étais à cet égard dans les mêmes ténèbres où sont plongés tous mes semblables, depuis le chiffonnier jusqu'aux Merlin et aux Portalis. Depuis plusieurs années, des doutes, des lueurs incertaines, de fugitives clartés agitaient mon esprit ; je me suis mis à l'étude et j'ai vu mes efforts couronnés de succès. La vérité se montre à qui la cherche, mais il faut savoir la chercher. Elle exige des efforts, des soins, de l'opiniâtreté, de la bonne foi et une grande défiance de notre raison. Combien de fois j'ai dû me corriger moi-même ! Grâce au ciel, je crois désormais que, hors le style et quelques points relatifs à l'érudition, aucune proposition avancée par moi ne peut être reprise. Nous avons un principe pour la science sociale : reste à la faire maintenant.

Encore une fois, mon livre passera inaperçu ; on le signalera peut-être au fond de quelque diatribe dynastique, comme un exemple de la rage impuissante des partis et de la liberté dont le pouvoir nous laisse jouir, mais le lire ! Non, jamais. — Quel est l'auteur ? Un imprumier nommé Rodon, ou Prudont, ou Broudon, etc. Le déférer au parquet ? Ah ! parbleu ! je les attends là. Tout serait perdu, vois-tu, si l'on me faisait un procès.

Mais qui peut sonder, grand. Dieu! ta puissance infinie? Peut-être que la lumière, contre mon espoir, se communiquera peu à peu, et que nous n'irons pas loin sans en ressentir les résultats. Maguet m'assure le placement de 25 à 30 exemplaires, parmi des étudiants ; un de mes compatriotes a déjà une liste d'une cinquantaine ; Dessirier compte sur 15 à 20 ; j'ai imposé tous mes amis, qui, malheureusement, ne brûlent pas tous du feu sacré; l'Académie de Besançon, compromise par ma dédicace, sera forcée de parler ; quelques annonces faites dans les journaux éveilleront la curiosité; et qui sait? Que les journaux viennent à s'occuper du livre, et l'affaire est bâclée.

Tu dois rire en me voyant cette extraordinaire confiance ; c'est, mon ami, que je ne connais rien dans les sciences, dont la découverte ait jamais produit un effet pareil à celui que la lecture de mon ouvrage est capable de produire. Je ne dis pas : qu'il soit compris ; je dis seulement : qu'il soit lu, et c'est fait de la vieille société. Il ne se peut rien de plus clair, de plus simple, de plus démonstratif, de mieux enchaîné que les cinq chapitres dont se compose mon premier Mémoire, car j'ai résolu de partager mes publications, et cela tient autant à la méthode qu'à l'arithmétique dont j'ai fait usage.

J'ai honte de me donner tant d'éloges ; mais un ami les pardonne. D'ailleurs, pour tout dire, la vérité une fois connue, comprise et pratiquée, mon livre devient à jamais inutile, et même trivial et sot. Cest le sentiment qu'il me fait éprouver à moi-même : je songe que ce n'est point là réellement de la science, mais une démonstration digne d'Arlequin; en sorte que je regarde mon travail, non comme une étude, mais comme un sacrifice. Il faut bien que quelqu'un se dévoue pour que les autres étudient : eh bien ! étudie pour moi, tandis que je ferai la guerre. Tu me trouveras un jour bien ignorant; mais tu te souviendras que mon ignorance est venue de la bêtise des autres.

Je compte aller te voir cet automne, car je ne reviendrai pas à Paris.

Ackermann se plaint des difficultés de la langue allemande, qui lui donne plus de fil à retordre qu'il ne s'y attendait d'abord. Ses affaires sont assez médiocres. Tous nos amis te saluent et me chargent de l'exprimer leur sincère affection.

Marque-moi combien d'exemplaires tu désires que je t'envoie ; tu les placerais, et pour n'avoir pas l'air d'un colporteur, tu pourrais dire, ce me semble, que c'est une bonne oeuvre, faite par souscription. Au reste, je les débiterai encore mieux moi-même ; et je ne doute pas que cette impression, qui m'oblige à t'emprunter, ne me rapporte de quoi le rendre.

Adieu, je t'embrasse de tout mon coeur ; dans un mois tu auras de mes nouvelles.

P.-J. PROUDHON.

P. S. J'aurai soin de tes lettres en cas de malheur.