1839-03-13, de Pierre-Joseph Proudhon à François Pérennès.

Monsieur Pérennès, j'ai donné à M. Proudhon, mon parent, procuration pour toucher en mon nom la pension Suard, parce que, ayant besoin de temps en temps de faire passer quelque argent à Besançon, l'un de mes amis et moi nous nous arrangeons ici par des remboursements réciproques et que par là ce transport ne nous coûte rien. Je vous remercie donc, vous et M. Bourgon, d'avoir eu l'obligeance d'acquitter le mandat du 22 mars entre les mains de M. Proudhon.

Pour répondre aux principales questions de votre lettre du 31 mars, j'ai dû me mettre auparavant en mesure, je veux dire attendre la rentrée des cours publics et entendre les principaux professeurs. Vous voyez, par cet aveu, que je ne les suis guère; en effet, n'ayant pas eu le bonheur d'entendre les Cousin, les Villemain, les Guizot, les La Romiguière, j'ai toujours trouvé qu'on laissait tomber en quenouille le professorat, et que les cours publics de mon temps n'étaient qu'un luxe national plus profitable aux professeurs qu'aux élèves.

Ces Messieurs, pour la plupart, ouvrent leurs cours le plus tard qu'ils peuvent; leurs leçons sont aussi courtes que possible, et dans ces leçons, ils ont soin de ralentir leur débit et de répéter leurs phrases assez pour qu'on leur sache gré, au bout d'une heure, de terminer la séance. Je reconnais volontiers tous les avantages de l'improvisation d'une leçon faite comme sans préparation, ex abrupto; mais je soutiendrai toujours que, lorsque la nature nous a refusé ce merveilleux talent, il vaut mieux parler sur des notes écrites, sauf à se permettre, de temps en temps, les réflexions que le temps, la chose et l'auditoire inspirent.

J'ai entendu d'abord M. Damiron, professeur d'histoire de la philosophie moderne. Il en était à Gassendi. Jamais tribunal de juge de paix n'ouit un plus déplorable orateur. Ouvrez les ouvrages de M. Damiron, il est verbeux et feuillu, comme dirait Diderot, pompeux, académique, diffus; il ne manque pas d'élégance et d'un certain mouvement; il a toutes les qualités et les défauts d'un avocat, d'un improvisateur, en un mot, qualités et défauts qui, d'après ce que l'on m'a rapporté, l'avaient fait surnommer à l'École normale, Bouteille-à-l' Encre. Dans son cours public, c'est un tout autre homme : les idées ne lui viennent pas, les mots encore moins; il se sauve à peine par les citations; et quand il se trouve épuisé, il se résigne alors à nous lire quelque long fragment de ses livres imprimés. M. Damiron paraît avoir une certaine prédilection pour les oeuvres que sa plume enfante; il a déjà produit un cours de psychologie, un cours de logique, un cours de morale, une histoire de la philosophie au XIXe siècle : dans chacun de ces cours, il ne manque pas. toutes les cinq ou six pages, de vous renvoyer aux autres. Est-ce habileté de libraire ou amour-propre d'autour ? Je ne déciderai pas; mais après m'être impatienté, je l'ai envoyé promener, lui et tous ses livres.

J'ai assisté aussi à la leçon de M. Vacherot, professeur d'histoire de la philosophie ancienne. Celui-ci a la parole plus facile, mais je ne lui trouve aucune profondeur de vues. Il avait à nous parler de l' Ecole socratique et des écoles diverses et ennemies qui, d'après la commune opinion, sont sorties de celle de Socrate. M. Vacherot a essayé de justifier ce grand maître de morale du reproche qu'on lui a adressé d'avoir donné naissance à des systèmes contradictoires ; il a prétendu que les disciples de Socrate se divisaient en deux classes bien distinctes : les uns, jeunes hommes formés uniquement de sa main; les autres, déjà imbus d'opinions étrangères et les accommodant ou les corrigeant à l'aide de la doctrine socratique. Ainsi, disait M. Vacherot, Aristippe, chef de l'école cyrénaïque, Antisthène; chef de l'école cynique, etc., ne sont point fils légitimes de Socrate. Celui-ci recommandait la tempérance, la puissance sur soi-même, comme moyen d'arriver à la contemplation de la vérité; tandis qu'Aristippe faisait de cette tempérance un art de volupté et de plaisir, et qu'Antisthène, en l'exagérant, le poussait au rigorisme et à la grossièreté. Mais il ne s'agit point ici de savoir si Socrate aurait admis les conséquences de l'un ou de l'autre système ; il ne peut être question davantage des dispositions que pouvaient apporter à ses leçons quelques-uns de ses disciples : il s'agit simplement de savoir si les doctrines d'Aristippe et d'Antisthène se peuvent rigoureusement déduire des principes posés par Socrate. Or, c'est ce que je crois et ce que tout le inonde supposait avant M. Vacherot. La tempé- rance de Socrate est-elle une loi de morale, un principe ? Non, elle n'est qu'une règle de savoir-vivre. Le plaisir et la volupté en eux-mêmes, disait Aristippe, sont donc un bien ; ils sont donc permis et légitimes.

Socrate ne le nie pas; seulement, il recommande de ne pas abuser. D'accord; mais tandis qu'il se perdra dans ses sublimités contemplatives, qu'il me permette de rester ici-bas, d'user avec tempérance des biens qu'il me permet; et quand il aura trouvé quelque chose de plus solide, alors nous en prendrons connaissance et puis nous verrons.

Antisthène, prenant le contre-pied d'Aristippe, jugeait qu'il est impossible de maîtriser les sens dès qu'on voulait leur accorder-quelque chose; il concluait, de la loi de tempérance, à la servitude du corps par un raisonnement non moins juste. Tel a été de tout temps le malheureux sort des doctrines juste-milieu qui manquent de critérium, de principe et de certitude; elles n'osent aller ni à droite, ni à gauche, parce qu'elles voient l'abîme de chaque côté; mais il ne manque jamais d'esprits conséquents qui les forcent à produire tout ce qu'elles contiennent. Voilà quelles réflexions je faisais à la leçon de M. Vacherot.

Je viens à M. Gérusez, que j'ai entendu deux fois. M. Gérusez donne deux leçons par semaine : dans une, il parle d'abondance et sans notes, comme tous ses confrères; dans l'autre, il lit quelques fragments de ses manuscrits sur les objets du cours. L'utilité de cette méthode, dit M. Gérusez, est de faire la différence du style improvisé et du style écrit dans le même personnage, et j'approuve fort cette comparaison. M. Gérusez a lu, dans sa deuxième séance, un morceau sur ascal, sa vie et ses ouvrages, dont j'ai été très-content.

Le style est tel qu'il convient à un homme de goût, pur, clair et correct, sans ambition ni recherche. Je lui sais gré d'avoir su plaire et intéresser sans aucune ostentation de grandes pensées et de grands mots, et d'être demeuré en dehors de toute opinion tranchée. L'originalité lui manque peut-être, mais c'est quelque chose d'avoir un bon sens aussi délicat. Dans la leçon non écrite, M. Gérusez — et cela est naturel — est moins heureux. Je ne parle pas seulement de la diction, mais des idées et des jugements. A quoi bon répéter sans cesse que la Bruyère, Molière et La Fontaine sont inimitables; qu'ils ont atteint la limite du genre, le point de la perfection, qu'ils sont à jamais placés hors ligne ? Outre que cela est inutile et toujours fastidieux à entendre, cette proposition en elle-même porte sur une observation incomplète. C'est, selon moi, une façon de raisonner très-fausse que de comparer Phèdre et La Fontaine, Plaute et Molière, etc., pour établir entre eux une supériorité quelconque. Que les écrivains français aient surpassé les latins, je n'en doute pas plus que M. Gérusez ; mais je dis que si les uns et les autres ont été chacun de leur côté, dans leur civilisation respective, tout ce qu'ils pouvaient être, ils sont égaux. Ce qui rend les uns supérieurs aux autres, n'appartient plus dès lors aux individus, mais aux sociétés. Ce que je dis là est aujourd'hui une vérité triviale, mais qui peut offrir encore des observations curieuses. Après Aristophane, il fallait transporter ses tréteaux à trois ou quatre siècles de là, dans un autre monde qui profiterait de tout ce qui l'aurait précédé, pour avoir Plaute et Térence. Les révolutions des sociétés et le mouvement de l'esprit humain amènent, après un laps de temps, une scène tout à fait nouvelle et des éléments qui ne peuvent jamais être devinés ni prévus; on sait que c'est là ce qui fait le caractère des différentes littératures. Prenez La Fontaine, analysez ses fables sous ce point de vue, et vous reconnaîtrez que tout ce qui le distingue, lui a été donné par la société française. De telle sorte que si l'on admettait, avec Pythagore, une même âme pour Esope, Phèdre et La Fontaine, il serait vrai de dire que, toujours égale à elle-même, elle a dû nécessairement, dans ses trois manifestations, apparaître sous telle ou telle figure. A la fin du monde, le beau absolu résultera de la somme des individualités.

En général, M. Gérusez m'a paru au niveau de M. Saint-Marc-Girardin pour l'ensemble des choses, mais je lui ai trouvé moins de verve, de vivacité, de relief, moins d'esprit et de causticité française.

Je me suis étendu un peu longuement sur ces trois professeurs, afin que, si un jour on m'adressait le reproche d'avoir négligé les cours de la Sorbonne, vous connussiez mon excuse. Depuis six semaines environ, je prends connaissance des principaux ouvrages de nos professeurs do philosophie. J'ai lu M. Jouffroy, M. Cousin, M. Damiron, M. Thurot, M. Cardailac, etc. Je ne puis vous exprimer combien cette lecture me fatigue, combien je prends en dégoût et les doctrines et les auteurs. D'ailleurs, le petit manége, la collusion constante que je crois découvr nt eux suffiraient à me les faire haïr. M. Coasin fait l'éloge de M. Damiron et de M. Jouffroy; M. Jouffroy prône M. Damiron et M. de Cardaillac; M. Damiron et M. de Cardaillac, à leur tour, cantant et recantant; c'est une réciprocité édifiante de louanges et de flatteries. Mais ne vous attendez pas qu'ils disent jamais un mot d'un philosophe en dehors de leur confrérie, ou dont les idées contredisent les leurs; non, la bonne foi ne va pas jusqu'à une telle abnégation. Tout cela me rend plus mutin et plus farouche encore que je n'étais venu. Je vois M. Droz deux fois par semaine; j'ai fait une visite à M. Jouffroy, il y a trois mois, et j'en reste là.

Je ne suis tourmenté d'aucun sentiment d'indépendance exagérée : celui qui peut avouer tout haut tout ce qu'il pense, tout ce qu'il veut faire, est le plus libre des hommes. Je puis jurer, d'autre part, que nul moins que moi n'est tourmenté de l'ambition de la fortune et de la gloire, et je n'en suis que plus disposé par làmôme à reconnaître que si jamais je parviens à un certain ensemble de connaissances littéraires et philosophiques, je le devrai tout entier à l'Académie. Ce qui me fait regretter ma nomination est la crainte fondée de ne pas répondre aux espérances que j'ai fait concevoir, et de voir la pension Suard périr entre mes mains. M. Droz l'a déjà reconnu; je suis d'une nature difficile, d'une humeur chagrine, déliante, ombrageuse et misanthrope; et d'après nos conversations, aucune espèce de carrière ne s'est trouvée accessible pour moi. Je sortirai de jouissance à peu près tel que j'y suis entré, c'est-à-dire un peu plus instruit, mais sans destination littéraire.

Reste donc l'exploitation isolée de mon talent personnel, si je m'en trouve un toutefois; mais où est la preuve que je suis assez riche de mon propre fond, que ma force est suffisante pour vaincre tous les obstacles ? Les hommes d'un vrai talent, d'un mérite même transcendant, ne manquent pas aujourd'hui. Ceux-là même que seraient-ils si des fonctions publiques et d'immenses relations sociales ne posaient leur individualité? N'allez pus croire que ma mauvaise volonté, ma paresse créent seules les obstacles ; que le mal ne vient que d'une sotte et vaine opiniâtreté; non, j'éprouve tous les jours, à chaque minute, que l'isolement, la méditation solitaire sont le seul élément vivifiant de mes facultés (j'ai autant besoin de m'écarter des hommes que de vivre dans le plus complet oubli des exigences sociales et de moi-même). Je reconnais volontiers tout ce qu'a de fâcheux une telle disposition, mais elle est donnée par la nature. Tel homme a besoin de l'excitation continuelle d'une grande ville, du monde, des salons ; tel autre doit chercher le recueillement et la contemplation dans la solitude. Voltaire et Beaumarchais se trouvaient bien du premier genre de vie ; Rousseau et Saint-Pierre n'ont été ce qu'ils furent que par le second. Depuis mon arrivée au sein de Paris, malgré tout le soin que j'apporte à faire le vide autour de moi, j'ai senti diminuer sensiblement la force et la fécondité de mon esprit; mon horizon s'est rétréci; incapable d'être bien dans ma condition présente, j'y suis plus mal qu'un autre, et ma défaillance s'accroît encore de toutes les appréhensions que me donne mon état. Joignez à tout cela les ennuis toujours renaissants que me cause une exploitation onéreuse pour moi et dont je ne puis me défaire; et pour peu que vous tiriez des conséquences, vous comprendrez facilement tout ce qu'a de faux et de délicat ma position.

Lancé dans l'arène, je ferai de mon mieux pour arriver jusqu'au bout; mais comme je me crois seul juge des moyens que je dois employer, il pourra bien arriver que j'agisse en quelques points autrement que ne l'entendrait peut-être l'Académie. Il est possible, par exemple, que j'aille passer ma seconde année à Strasbourg, entendre le seul philosophe que la France possède aujourd'hui, l'abbé Bautain, et me placer dans des conditions tout à la fois plus favorables et pour le régime et pour l'étude des langues et de la philologie, Ensuite, je me propose de consacrer les deux derniers semestres de la pension à acheter des livres, la première et principale chose que j'ai demandée. Enfin, je me prépare peu à peu à la seule carrière que je crois pouvoir remplir utilement pour mon pays, je veux dire à la publication d'une Revue de Franche-Comté. Cette entreprise, exécutée dans le but d'agir sur l'esprit de la population sans aucune vue de profit industriel, et comme moyen d'éducation de la masse sociale, me semble n'avoir été jusqu'ici ni conçue, ni comprise ; je vois partout des spéculations intéressées, mais je ne trouve nulle part d'oeuvre patriotique. Deux choses doivent distinguer de tout autre le projet qui m'occupe : 1° aucun article ne devra être rétribué; 2° le bénéfice que l'on pourrait retirer du nombre d'abonnés servirait à répandre un nombre d'exemplaires gratuits dans toutes les communes. Voilà sous quelles conditions je conçois la mission du publiciste et la culture de l'esprit public. Je ne m'étendrai pas présentement sur ce plan que je vous laisse à méditer.

Je suis votre tout dévoué et fidèle pensionnaire,

P.-J. PROUDHON.