Paris, 9 décembre 1838.
Monsieur Pérennès, le jour même de mon arrivée à Paris, j'ai pris connaissance des pièces officielles que vous m'aviez remises à mon départ de Besançon, et je me suis mis sur-le-champ en mesure de me conformer aux instructions qu'elles renferment. Je suis allé me présenter à mon tuteur, Monsieur Droz, qui, dès le lendemain, comme s'il eût été informé des désirs de M. Weiss, m'a fait connaître à M. Feuillet, bibliothécaire de l'Institut. C'est auprès de cet excellent homme que je passe régulièrement quatre séances par semaine, la bibliothèque de l'Institut n'étant ouverte que quatre jours sur sept. Jusqu'à présent, c'est à cette recommandation à M. Feuillet et à mes visites à sa bibliothèque que se bornent tous les actes de tutelle de M. Droz, et à peu près tous les avantages de mon séjour à Paris.
J'ai vu M. Mauvais ; nous avons dîné ensemble. Je le trouve homme de mérite, simple, obligeant et bon. Il est fort aimé de la famille Droz, et je me plais à reconnaître qu'il en est digne à tous égards. Je regrette vivement que son métier d'astronome soit si éloigné de mes habitudes métaphysiques.
Voilà, Monsieur, les faits tous secs : je viens à mes observations.
J'ai déjà eu des conversations nombreuses et trèslongues avec M. Droz : ce qui paraît en être résulté pour lui, c'est l'opinion que je suis un homme à paradoxes. Il ne se trompe pas. — D'abord, il a voulu savoir quelle carrière je prétendais suivre.
— La philosophie, la critique historique et la grammaire comparée : telle a été ma réponse.
— La philosophie !... mais quelle espérance pouvezvous fonder sur des spéculations philosophiques ? Tout n'est-il pas dit aujourd'hui ou à peu près ? Quel système métaphysique, psychologique ou moral pouvezvous inventer qui n'ait déjà été inventé? Les plus habiles de notre temps ne font plus, en désespoir de cause, que de récapituler ce qui a été dit avant eux. La philosophie n'est plus que l'histoire de la philosophie.
Telles étaient en substance les objections de M. Droz. A tout cela, j'ai répondu du ton le moins affirmatif qu'il m'a été possible (je n'oublie pas si vite les leçons qu'on veut bien me faire) que j'étais loin de croire que la philosophie eût dit son dernier mot ; qu'elle était à peine organisée ; que la méthode, le but, la circonscription des études philosophiques n'avaient été bien définis que depuis une vingtaine d'années ; que c'était tout ce qu'il y avait réellement de fait dans la science ; que telle était l'opinion de M. Jouffroy lui-même, le seul philosophe en Europe que je regardasse comme digne de ce nom ; qu'il fallait aujourd'hui partir de là, et à l'aide de l'observation et de l'expérience, chercher dans la solution des problèmes psychologiques la solution de problèmes ultérieurs qui tourmentent l'humanité.
Là-dessus, M. Droz n'a pas insisté : il s'est borné à me dire que jamais il ne s'était attaché à la métaphysique ; du reste, il m'a félicité de ce que mon opinion sur M. Jouffroy était de tous points conforme à la sienne. Et nous avons parlé d'autre chose.
— Vous voulez faire de la critique historique, a repris M. Droz. Quelle histoire en particulier et de quelle façon entendez-vous la traiter ?
— Je travaille en ce moment à amasser des matériaux pour une histoire des Hébreux, qui servirait de confirmation à mes théories philosophiques.
— Mais l'Ancien Testament me semble encore plus épuisé que la philosophie; pouvez-vous espérer raisonnablement, après des milliers de commentateurs, d'intéresser encore, de travailler utilement pour le public et pour vous-même, avec des histoires bibliques réchauffées ou rajeunies ? D'ailleurs, de deux choses l'une : ou vous resterez dans l'orthodoxie, et alors votre labeur ne peut avoir rien de bien neuf ; ou vous serez novateur, et alors vous soulèverez l'Église contre vous. Eh bien ! dans ce dernier cas, eussiez-vous raison, ce dont vous ne pouvez donner d'autre garantie que votre conviction et votre autorité, quel intérêt si grand pourrait vous porter à redresser des traditions de deux mille ans ?
L'argumentation était pressante : j'ai répondu brièvement que j'étais fermement convaincu que nous ne concevions encore rien à l'histoire juive, et là-dessus, j'en ai appelé à M. Droz lui-même et lui ai demandé s'il pourrait me donner une idée nette d'Isaïe, par exemple. J'ai ajouté qu'il me suffisait qu'une chose me parût vraie ou fausse pour que je la déclarasse telle, aux dépens de qui il appartiendrait ; que la critique et la philologie ne pouvaient pas plus se préoccuper des intérêts d'une opinion, quelque vénérable qu'elle fût, que la chimie ou l'algèbre.
Je vous avoue que M. Droz me parut en ce moment un peu alarmé de la direction de mes idées ; et je crois que, sur ce point, le soin de mon repos et de mon bienêtre futur, autant que l'honneur de l'Académie, lui tiennent plus au coeur que la passion des rectifications historiques. M. Droz me demanda encore :
— Quelles études spéciales. avez-vous faites? Quel fonds de connaissances est le vôtre? Que savezvous ?
— Rien ; j'ai été correcteur d'imprimerie, et je suis bachelier es lettres.
— Mais enfin, l'Académie ne s'est pas prononcée en votre faveur sans avoir eu des motifs. Quels ont, été vos titres à son suffrage ?
— Je me suis occupé de théologie dogmatique, et je serais, je crois, un séminariste passable : la discussion du dogme m'a conduit à celle des textes, et celle-ci à un essai de grammaire comparée. Voilà tout.
Alors M. Droz me témoigna le désir de voir cet essai, et je le lui offris dès le lendemain. J'ai revu depuis ce vénérable académicien : il avait eu le courage de me lire jusqu'au bout. Il ne me dit ni bien ni mal de mon ouvrage : il ne s'expliqua ni sur le fond, ni sur la forme, ni sur le style. Jamais je ne vis une telle réserve. Quand on condamne les théories d'un auteur, surtout d'un auteur protégé, il y a bien du mal si l'on ne trouve pas de quoi échauffer un peu son courage en flattant son amour-propre. Donnez-moi le plus méchant poëme, le plus détestable roman, je saurai y trouver quelque matière d'éloge et d'encouragement.
Enfin, je fus assez heureux pour obtenir quelques mots vagues, qui, au fond, équivalent à une condamnation complète de mon travail. « Je ne me suis jamais occupé de grammaire générale, me dit M. Droz, et je ne me permettrai pas de porter un jugement sur des matières qui me sont assez étrangères, j'en suis resté pour mon compte à Condillac, et si vous avez raison contre Condillac, il faut au moins avouer que sa doctrine est bien spécieuse. » Je vis que la lecture de mon livre avait renversé toutes les croyances grammaticales de M. Droz.
M. Michelot, gendre; de M. Droz et chef d'une institution , a publié une grammaire française dont les principes et la théorie sont pris tout entiers de Condillac : je me suis assuré du fait par une lecture attentive. Or, j'ai quelque lieu de soupçonner que M. Droz a mis la main à cette rapsodie élémentaire; et ma grammaire générale est le démenti le plus formel, le plus impitoyable qui ait jamais été donné à cette partie des systèmes du philosophe. Ce qu'il y a de pis, c'est que l'énoncé dans mes critiques accompagne le raisonnement.
J'ai annoncé à M. Droz le désir où j'étais de retoucher mon essai de grammaire, d'y faire de notables augmentations et changements, et de l'adresser au concours de l'Institut pour le prix Volney. De son côté, il m'a promis de communiquer l'ouvrage à M. Feuillet, qui, pour le fond des choses comme pour la marche à suivre dans mes travaux, pourra m'être de la plus grande utilité par ses conseils et ses lumières. Si j'arrive assez à temps, j'enverrai mon manuscrit au mois de mars, sinon ce sera pour l'année prochaine.
J'ai la certitude, non pas d'avoir rencontré juste partout, mais d'avoir soulevé des questions capitales en grammaire, d'avoir donné le premier une solution raisonnée, appuyée de l'observation des faits et de la théorie métaphysique de l'un des plus grands problèmes de la linguistique : rattacher à un principe commun les deux grandes familles de langues indo-germanique et sémitique, la première étant; dans la déclinaison, la conjugaison et la syntaxe, presque le renversement de l'autre. C'est cette opposition qui a toujours empêché, jusqu'à présent, un assez grand nombre de philologues d'admettre, pour ces deux vastes systèmes d'idiomes, la possibilité d'une commune origine. — D'un autre côté, j'ai établi l'édifice de la grammaire pour toute langue possible, sur deux seules parties du discours, ce qui offre la synthèse grammaticale la plus simple, la plus lumineuse qu'on ait encore présentée.
A Paris, et je me convaincs chaque jour de cette vérité, il ne faut guère espérer de rencontrer des hommes dont l'esprit saisisse et embrasse une synthèse scientifique quelconque; l'esprit français est trop géométrique, trop déductif, et ne remonte pas aussi bien des faits aux lois générales des choses. On ne manque pas ici de savants, de personnages d'un vrai mérite qui sont devenus tels par la culture et le travail ; mais cette faculté presque divinatoire, qui seule a fait Newton et Descartes, faculté qui enfante un système complet, un tout métaphysique, cette faculté est rare dans notre patrie. Le Français est admirable pour l'analyse, le perfectionnement : il n'a guère de ces inspirations subites que donnent les vues d'ensemble et à priori. On ne cultive plus qu'en serre chaude ; les végétations spontanées sont aujourd'hui des prodiges. Aussi, tout est accessible au travail, devenu l'émule du talent.
J'ai pris le parti de renoncer aux cours publics, que je regarde comme un luxe national complètement inutile. Je pourrai quelque jour vous régaler des niaiseries qui s'y débitent. J'en ai pris des notes.
Je vois M. Droz deux fois par semaine. Nous sommes convenus qu'il me laissera mon maître absolu pour ce qui est de ses soirées et de nouvelles présentations. Sa première exhortation avait été de me recommander de fuir l'intrigue; je me suis alors permis de lui rappeler qu'il parlait à un Franc-Comtois pur sang. Je suis accueilli de lui parfaitement, et je m'attache tous les jours à sa personne. M. Droz inspire la vertu à tout ce qui l'approche. Il suffirait, après une faute, d'être devant lui pour sentir des remords. Je l'aimerai certainement, sentiment qui me devient tous les jours plus difficile. Si jamais il m'arrivait, en parlant de lui, de rien dire qui marquât seulement du mécontentement ou de la froideur, il faudrait croire que je ne suis plus digne de l'estime des honnêtes gens. Au reste, je lui ai dit déjà que, pour mériter son estime et son amitié, s'il suffisait de travailler et d'être honnête homme, j'espérais obtenir l'une et l'autre, mais que je ne promettais rien de plus.
Je vais me préparer tout doucement au grade de licencié ès lettres ; je fais en attendant un peu de philosophie et de grammaire ; je traduis Isaïe et Andrezel, et je commencerai incessamment l'allemand et le sanscrit.
Je me repens quelquefois d'avoir sollicité et obtenu la pension Suard ; ce sera la matière d'une autre conversation avec vous, monsieur Pérennès, si toutefois, un petit mot de réponse me témoigne qu'il vous plaît que je continue. Je vous serai obligé de remettre vos lettres pour moi à la rue des Chambrettes, 19.
Je désire que mes lettres restent entre vous et moi; je me confesse à vous comme à un ami. Ackermann m'a prié de vous assurer de sa parfaite estime et de son dévouement.
Mes amitiés à M. votre frère ; dites-lui que je lis Montesquieu.
Votre ancien élève et fidèle,
P.-J. PROUDHON.