Paris 16 décembre 1839.
Monsieur Pérennès, votre pensionnaire s'est enfin remis à l'oeuvre. Après quelques jours de fermentation et d'une insupportable inquiétude, mes méditations ont repris leurs cours pour ne plus s'arrêter, je l'espère, qu'au jour où je pourrai vous revoir, causer et me reposer près de vous. Mes jour nées se passent entre Reid et Kant ; il est nécessaire que je suspende mes études philologiques pendant quelque temps, jusqu'à ce que j'aie terminé mes travaux sur ces deux personnages, que je compte, dans l'enivrement de mon orgueil, mettre pour jamais à la réforme. Cette idée est d'une incroyable audace, j'en conviens; elle a de quoi soulever tous les mépris et les anathèmes de nos maîtres en philosophie, qui, jusqu'à présent, n'ont vécu que de l'Ecosse et de l'Allemagne. Mais si je ne me trompe, ce qui est très-possible d'ailleurs, je crois qu'il n'est pas donné à tout le monde de se tromper comme moi et, après tout, j'aurai hâté l'avènement et la démonstration de la vérité.
A propos de Kant, j'ai reçu de Pauthier un nouveau volume de son traducteur, M. Tissot ; ce volume comprend le discours sur le Suicide et un autre ouvrage intitulé : De l'Esprit de révolte, etc. Je suis, sur le compte de ce livre, tout à fait de l'avis de M. Droz : ce n'est pas un livre fait. A quoi bon imprimer cinq cents pages pour ne rien dire de nouveau et d'intéressant ? pour délayer, dans un style diffus et traînant, quelques aphorismes de métaphysique et de morale qu'on ressasse depuis Salomon? Pour moi, à cette lecture, je n'ai pu m'empêcher de m'écrier : Mon Dieu, la FrancheComté a son Damiron ! Cependant il faut tenir compte à l'auteur de ses critiques des saints-simoniens et fouriéristes ; critiques tout à fait en rapport avec celles de l'article Fourier de la biographie Feller, mais qui n'empêche pas les fouriéristes de Paris d'imprimer dans leurs journaux que M. Tissot, le célèbre professeur de Dijon, est tout phalanstérien. Si M. Tissot se respecte et tient à ses convictions, je le crois obligé en conscience de désavouer une pareille association et de démasquer l'effronterie de ces messieurs.
M. Tissot, dans son discours sur le suicide, insiste sur l'excellence de sa démonstration de l'immoralité du suicide, fondée sur la théorie de Kant. En cela, je suis encore de l'avis de la commission qui s'en est moquée. En Allemagne, on est moins esclave de Kant et l'on avoue que toute la morale de ce philosophe consiste à dire : Je suis obligé parce que je suis obligé; ce qui n'a rien de bien démonstratif. M. Tissot est laborieux, de bonne foi et consciencieux ; mais il n'a ni talent, ni génie, et je crains de plus que son esprit ne soit faible ; c'a encore été l'opinion de M. Droz quand je lui eus raconté l'histoire du pseudonyme de Daudon.
J'ai lu le discours de M. Bousson sur d'Olivet, et, chose malheureuse pour l'Académie, il se trouve que ce discours est maintenant meilleur que celui du lauréat. Je sais qu'il n'est point tel qu'il a été envoyé, l'auteur le dit lui-même ; mais Ackermann aussi a retouché et presque tout refait le sien, en sorte que les conditions sont égales ; j'aurais voulu que mon jeune ami, plus modeste et mieux avisé, ne l'imprimât pas. M. Droz l'a trouvé mauvais et n'y a rien compris.
Je vous parle toujours de l'avis de M. Droz, comme si je craignais d'avoir une opinion à moi et que je voulusse lancer mes traits, protégé par son égide. Il faut achever ma confession. Quoique j'aie aussi fait imprimer mon discours, je n'ai pas encore osé le lui montrer. Il m'a blâmé d'avoir concouru, blâmé plus fort de n'avoir pu l'emporter sur mes concurrents, parce qu'il veut que mon coup d'essai soit un coup de maître; enfin, il prétend que de pareils exercices sont une perte de temps. A quoi dois-je m'attendre si je lui donne encore la preuve de l'excentricité de mes paradoxes que je me repens d'avoir si mal exposés ?
Oui, j'en conviens de bonne foi et de toute la sincérité de mon coeur, j'ai obtenu plus peut-être que je ne méritais. Assurément, je ne désavoue aucune de mes opinions, ni aucun de mes principes; mais je suis un maladroit, un parfait ignorant dans l'art de présenter des choses nouvelles. M. Weiss me l'a dit il y a longtemps : je n'ai pas le talent de la forme. Toutes les propositions de mon discours sont aussi vraies que celles d'Euclide; mais il ne fallait pas leur laisser la couleur des idées révolutionnaires du jour; mais il fallait les en séparer radicalement; mais il fallait être plus démonstratif et moins rhéteur.
Fit fabricando faber ; je ne retomberai pas dans les mêmes fautes. J'ai reconnu, par mes nouvelles études, combien je suis loin de tous les philosophes, moralistes et jurisconsultes ; je connais maintenant toute la valeur, toute la portée de mes idées; j'en puis donner la définition exacte, précise; je puis montrer la cause de toutes les incertitudes qui obscurcissent les sciences politiques et législatives, et sans pénétrer jusque dans les derniers détails, j'ai de quoi compléter et remplacer des principes faux ou mal débrouillés. Si jesuis pas dans la plus déplorable illusion, mon premier ouvrage sera peut-être l'événement le plus remarquable de 1840, y eût-il même une révolution politique; car les changements sociaux ne sont rien sans le mouvement intellectuel.
Jeudi prochain, 19, aura lieu la nomination du nouveau membre de l'Académie française. C'est la vingthuitième élection à laquelle aura participé M. Droz. Les intrigues sont incroyables ; les académiciens accourent de tous les coins de la France ; ils seront au complet. M. Droz prétend qu'il n'y eut jamais plus mauvaise élection : se voir obligé de choisir entre Berryer, bon orateur, mais qui n'a rien écrit, et dont les discours dépouillés du prestige de l'action n'ont rien de bien remarquable ; Victor Hugo, doué de talent, mais brisant la langue, brisant la morale et le goût; Casimir Bonjour, classique pur, mais si pâle, qu'il donne légitimement lieu aux romantiques d'attaquer la littérature classique... On ne sait à quoi se décider, dit M. Droz. Je crois qu'il a son parti pris; je suis certain qu'il ne votera pas pour Berryer qu'il n'estime pas à cause de ses parjures politiques, et parce que, de plus, il ne veut pas que l'Académie devienne une succursale de la Chambre des députés. D'un autre côté, si j'ose présumer quelque chose de l'opposition violente qu'a manifestée la famille Michelot lorsque je m'avisai de dire que je voterais pour Victor Hugo, non parce que je le jugeais absolument digue, mais parce que cela en écarterait d'autres, je crois que le premier vote de M. Droz . sera pour Casimir Bonjour. Son voeu, si ses conseils avaient été suivis, aurait été que l'on choisit dans l'Académie des sciences ou des inscriptions, parmi les Arago, les Letronne, les Burnouf, etc., un homme nonseulement littérateur, mais savant, afin, dit M. Droz, de montrer à la jeunesse que le beau parler n'est plus jugé seul un titre suffisant pour prendre place à l'Académie française, mais qu'il faut y joindre les études fortes, soit dans les langues, l'histoire, la morale, soit dans les sciences exactes. Cela m'a paru parfaitement sage; mais les sages n'ont pas raison aujourd'hui. Les hommes politiques, comme les Dupin et Thiers, dont les intérêts parlementaires trouvent leur compte à faire entrer un homme qu'ils se piquent de combattre à la Chambre, mais de ne l'avoir pas pour ennemi, et les légitimistes, favorisent l'élection de Berryer. De plus, affirme M. Droz, il y a des gens qui voteront pour lui, uniquement parce que M. Berryer attirera la foule à la séance solennelle où il lira son discours de réception. Nodier est à la tête du parti Hugo. Les cabales, les sollicitations, les séductions se croisent; cela fait une petite guerre qui divertit fort M. Droz. Pour lui, il est tellement connu pour son indépendance et l'inflexibilité de sa justice, qu'on ne se donne pas même la peine de lui parler. A peine si on lui fait la visite d'obligation Avoir mérité une pareille réputation c'est assurément un magnifique éloge et bien digne d'envie. Je vois peu de monde et ne suis guère au courant de ce qui se passe. Je me trouvai un jour, dînant avec Pauthier, en face de G*** : c'est un fier imbécile que M. G***. Figure ignoble, esprit faux, ignorance à prétentions, suffisance ridicule, air plein de dédain, on dit encore qu'à ces belles qualités M. G*** joint le généreux talent d'exploiter comme un petit s.... ses confrères plus pauvres et plus obscurs que lui. Je l'ai mené dur. Monsieur entretient des maîtresses; mon-' sieur n'aime point à entendre parler de sa famille; monsieur reçoit le samedi ; monsieur se fait moquer de : lui et il le mérite. J'ai promis d'aller à ses soirées : je, ne sais pas encore si je m'y présenterai une fois.
Tout conspire à la fois contre le gouvernement : il y a eu ces jouis derniers gala de bonapartistes; les henriquinquistes vont en Italie; les républicains grincent des dents. Il y a 30,000 tailleurs qui ne font rien; autant à proportion des autres états : on porte à 150,000 le nombre des ouvriers sans ouvrage. Comment viventils? C'est un mystère. Voici l'explication de ce phénomène : Ce ne sont pas toujours les mêmes qui chôment; mais ils travaillent tour à tour, un jour, deux jours par semaine, sans que cette succession ait d'ailleurs rien de fixe. Lorsqu'ils ont gagné 3 fr., 4 fr., 6 fr., le besoin de se restaurer les conduit aux barrières : là ils ne font pas bamboche, ce serait inexact; ils mangent du veau et du pain et boivent un litre de vin à dix sous. Comme ils se réunissent pour faire celte ripaille, ils y passent la journée, n'ayant d'ailleurs rien à faire, chantant des chansons républicaines, et le lendemain se remettent au jeûne. Cinq sous, quatre sous, un sou même de pain leur suffit par jour. L'estomac bientôt délabré par ce régime, ils gagnent une affection de poitrine et vont mourir à l'hôpital.
Leur exaltation révolutionnaire me semble aujourd'hui voisine du désespoir ; ils savent que le plan de Paris est tiré par le gouvernement de manière à occuper subitement tous les points de la ville à la première émeute ; ils savent qu'ils ne peuvent se soulever aujourd'hui sans être massacrés par milliers. C'est cette impuissance même qui les rend plus terribles. J'en ai vu qui, après la lecture du dernier ouvrage de Lamennais, demandaient des fusils et voulaient marcher à l'instant. La promesse qu'on leur fait de les employer bientôt, seule les retient. Du reste, ils n'aiment ni Laffitte, ni Arago, ni tous les réformateurs de journaux et de tribune : ils parlent de massacrer le premier qui, n'ayant pas combattu, leur parlera de modération, d'ordre ou de respect des propriétés. Ils se proposent d'écraser les légitimistes et les bonapartistes : c'est une violence enragée, entretenue par la misère où ils se voient, l'incurie des gouvernants, et les interminables déclamations des hommes qui se disent républicains. Il est indubitable que s'ils étaient les maîtres, leur règne ne durerait pas quinze jours; car ils se disperseraient d'eux-mêmes, par l'effet de leur propre désorganisation ; mais ils auraient eu le temps de donner aux hommes publics une effroyable leçon. Jugez de ce qu'ils pourraient faire par ce qu'ils pratiquent aujourd'hui. De temps en temps, il y a parmi eux des mouchards, des traîtres. Aussitôt qu'un individu est convaincu par son propre aveu de ce crime, ils prennent leurs mesures, surprennent le malheureux, lui tordent le cou et le jettent à la Seine. Plusieurs y ont déjà passé ; la police n'en sait rien. Cela est exécuté de sangfroid par les exécuteurs de cette espèce de Vehme. Je crois qu'ils ont des listes de proscription. Ils regardent comme des aristocrates ambitieux ceux qui les flattent et leur font des promesses républicaines ; mais il leur manque un O'Connell. Les tailleurs montrent en général beaucoup d'intelligence.
Mes respects et mes amitiés, s'il vous plaît, à MM. Weiss et Viancin, mes très-humbles hommages à Mme Pérennès. Je suis, mon très-cher et honoré maître, votre fidèle et ancien disciple.
P.-J. PROUDHON, rue Jacob, 16.