Besançon 20 août 1838.
Mon cher Ackermann, je diffère chaque jour de vous répondre, parce que je voudrais vous annoncer quelque chose de positif sur ma position vis-à-vis de l'Académie. Il y a une commission composée de six membres ; à l'unanimité, elle a proposé ma nomination à l'Académie. Jeudi prochain, 23, M. Pérennès lira son rapport. Il y a sept candidats qui se remuent et s'agitent; on conte des choses incroyables. Comme je parais le plus redoutable, c'est contre moi que les efforts de l'opposition académique se réunissent. L'un dit que je suis trop vieux, l'autre que j'ai un établissement industriel; partant que je suis assez savant comme cela. Celui-ci prétend que je suis protestant; protestant, vous êtes honnête, réplique un quatrième; c'est un homme sans religion. On a voulu insinuer que je n'étais pas l'auteur de l'Essai de grammaire générale, que quelqu'un me l'avait fait pour m'obliger. Cela m'a donné un mouvement de vanité, en me faisant penser que ma brochure valait donc quelque chose, puisqu'on s'avisait de m'en disputer la paternité. Le seul qui, à travers toutes les objections élevées contre ma candidature, se soit un peu approché de la vérité, est un gros et grand médecin, à face de fermier, coco à 36 carats, qui a assuré que j'étais dénué de toute instruction et de tous moyens, et que je n'offrais aucune valeur morale. Quant à la science, c'est vrai, puisque je prie qu'on m'accorde les moyens d'en acquérir; quant à la morale, c'est vrai aussi, puisque je n'ai pas le sou. En somme, je compte pour moi ce qu'il y a de plus distingué et de plus influent; les croûtons seuls sont contre. Jugez : M. Flajoulot, M. Guillaume, M. Bourgon, l'historien, M. Marmotte probablement, et d'autres noms plus ou moins obscurs ou ridicules, voilà ce qui conspire.
Je vous félicite de votre mise en liberté ; cependant il me tarde de vous savoir casé quelque part. J'ai écrit aujourd'hui à M. l'abbé Dartois, qui a dû, de son côté, répondre à votre paquet; vous ne m'en avez rien dit. J'ai eu tout lieu d'être satisfait de son hospitalité ; je l'ai trouvé supérieur à sa réputation. Je vous remercie de m'avoir procuré une si agréable connaissance.
M. Guénard m'a confirmé tout ce que vous avait déjà écrit M. Weiss. C'est ce qui me fait encore plus vivement regretter que vous n'ayez pas davantage déféré à mes remontrances. Rien à redire à votre ouvrage, au contraire; si ce n'est qu'il n'a que quatre pages. Si vous répugniez si fort à faire du verbiage, ne pouviez-vous arranger votre discours de telle sorte que la partie vraiment importante eût pu en être facilement détachée, comme une amande de sa coque, et former un tout complet et indépendant, que vous auriez pu imprimer.
Pourquoi dites-vous que nous ne nous reverrons probablement jamais? Allez-vous passer l'Atlantique ou doubler le Cap? Si vous aimez la capitale de la République française, je pourrai vous y retrouver; car il me prend déjà fantaisie d'y faire un tour. J'ai mis en vente l'imprimerie; les intérêts de mes coïntéressés me le commandaient; et je ne voudrais pas avoir à me reprocher le plus petit grain d'ambition. Tout ce que je désire maintenant, c'est de trouver un acheteur. Cette boutique une fois passée en d'autres mains, les quatre vents me portent à Paris.
Je vous trouve triste et mélancolique dans votre style ; je vois que vous n'êtes pas heureux. Pardieu! mon ami, attendez-vous à ne l'être jamais. Ce n'est pas au bout de la ligne que nous suivons que se rencontre le bonheur; des sacrifices, des souffrances, des dégoûts insurmontables; les délaissements, le désespoir, hoec est pars calicis nostri. J'ai écrit ces jours derniers à mon ancienne maîtresse, en ce moment à Lucerne; elle se meurt d'ennui, et peut-être d'amour ; elle me demandait des consolations. « Considérez, lui disais-je, ce qui se passe autour de vous ; n'êtes-vous pas douce, chaste, laborieuse, honnête? D'où vient que vous avez à peine de quoi vivre, tandis qu'une foule de prostituées étalent un luxe effronté? Je vais vous expliquer ce mystère. Dieu a voulu que lorsque le mal et le vice seraient arrivés au comble parmi les hommes, ce fussent les bons qui en pâtissent les premiers, afin qu'ils se réveillassent et s'opposassent au débordement prêt à les engloutir. Il y a cent mille jeunes gens en France, qui, comme moi, ont juré de remplir cette sainte mission ; et tôt ou tard ils sauront vaincre ou mourir. C'est aux hommes courageux à combattre de la tête et du bras; mais vous, pauvre fille, priez Dieu qu'il nous donne l'intelligence et l'audace, qu'il bénisse notre ardeur, et fasse triompher sa cause. » Que pensez-vous que sente pour un amant une jeune personne à qui l'on parle de ce style? Je réponds à vos confidences.
22 août. Tout ce qu'il y a de dévots, de tètes bigotes et de prêtres dans l'Académie est opposé à mon élection.— Véritablement ce jeune homme a de l'esprit; mais c'est une tête chaude. — C'est un esprit fort, dit un autre. — Le vieux père Clerc, après avoir pleuré à la lecture de mon mémoire, a fini par dire : Ce gaillard là doit faire un fort mauvais coucheur. Et j'ai perdu sa voix et celle de son fils Edouard. Si j'étais aussi suspect de républicanisme que je le suis d'indépendance religieuse, je ne réunirais pas trois suffrages. Mes concurrents se flattent hautement d'obtenir la pension. Pour moi, j'ai déjà un avantage qu'on ne saurait m'enlever. Si je suis éconduit par la majorité, je serai victime de ma profession de foi politique et religieuse, et martyr de mes opinions; si je suis élu, il sera beau de l'avoir été malgré ces mêmes opinions. Dans l'un et l'autre cas, je serai digne de vous.
J'apprends aussi qu'on exigerait mon départ pour Paris; ce que l'on veut du pensionnaire, ce n'est pas seulement qu'il devienne un savent, mais qu'il acquière une belle position dans le monde. Il y a loin de ces idées à celles d'un égalitaire. ;
23 août. Je reçois trois visites en même temps à mon atelier. J'ai obtenu, au premier tour de scrutin, 19 voix contre 14. Je compte assez sur l'amitié et l'estime des frères P. d. p. pour oser espérer qu'ils regarderont ma nomination comme un triomphe à Philadelphie. Faites des voeux pour que ma fragilité humaine reste fidèle à ses serments et à ses convictions, et ne se laisse point offusquer par un vain succès d'amour-propre. Je vous écris sous le coup de la bonne nouvelle, et cependant toujours préoccupé de nos affaires. Hoc opus, hic labor est.
Aidez-moi de vos conseils, de vos lumières, de votre estime; échauffez, excitez mon ardeur; montrons-nous incorruptibles et inébranlables, et mourons ou triomphons ensemble.
A une autre fois; je vous embrasse,
P.-J. PROUDHON.