1840-11-13, de Pierre-Joseph Proudhon à Paul Ackermann.

Mon cher Ackermann, vos critiques sont judicieuses; fout le monde me les a faites, et je ne puis avoir raison contre tout le monde. J'ai d'autant plus tort dans la forme de mon argumentation, que ma dialectique est invincible et que deux éléments omis jusqu'à ce jour par les économistes dans leurs spéculations politiques et industrielles, et rétablis par moi, renversent de fond en comble toute notre jurisprudence et notre police administrative. Je n'ai qu'une excuse : quand un homme, à près de trente-deux ans, est dans un état voisin de l'indigence sans qu'il y ait de sa faute; quand il vient à découvrir tout à coup, par ses méditations, que la cause de tant de crimes et de misères est tout entière dans une erreur de compte, dans une mauvaise comptabilité; quand en même temps il croit remarquer chez les avocats du privilège plus d'impudence et de mauvaise foi que d'incapacité et de bêtise, il est bien difficile que sa bile ne s'allume et que son style ne se ressente des fureurs de son âme. Vous en parlez à votre aise, vous, artiste, pour qui tout ce qui s'écrit ne semble

être que matière d'exercice et sujet de rhétorique; tandis que je souffre, que je bouillonne, que je tempête, vous mesurez mes phrases, vous passez à l'étamine quelques expressions un peu dures ; vous vous étonnez de me trouver moins poli qu'un Voltaire, un Hamilton, un Suard, etc. Hé ! laissez un peu vos littérateurs courtisans et millionnaires, et regardez au-dessous de vous; regardez-vous vous-même, et dites-moi si votre propre condition ne m'est pas une suffisante excuse.

Quoi qu'il en soit, je vais changer de batterie; désormais, au lieu de tremper mes flèches dans le vinaigre, je les tremperai dans l'huile; la blessure sera moins cuisante, mais plus sûrement mortelle. Le père VVeiss me disait comme vous : « Mon cher ami, vous faites tort à votre cause par votre manière de la défendre ; avezvous oublié le mot de Henri IV : « On prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu'avec cent tonneaux de vinaigre. » Il ne s'agit pas de prendre des mouches, lui dis-je, il s'agit de les tuer. Cette boutade fit rire notre excellent bibliothécaire, qui vaut à lui seul dix fois, son académie. Enfin, cela est dit, je vais me réformer.

Je viens, après trois mois, de me relire pour la première fois, et voici ce que j'ai remarqué dans mon ouvrage. Il est beaucoup plus savant que je ne croyais le faire lorsque j'y travaillais; c'est proprement un traité d'algèbre métaphysique, comme il n'en a peut-être pas encore paru. Il y a là une si grande masse d'idées faisant corps et si bien enchaînées, qu'il ne faut pas peu d'attention pour en suivre le fil et en saisir l'unité. Par-ci, par-là, des morceaux assez bien écrits, quelque fois de l'éloquence, en général une grande précision métaphysique et une méthode invulnérable. Je trouve,

avec Bergmann, le cinquième chapitre moins travaillé, quoique renfermant plus do faits nouveaux que les autres ; enfin, l'auteur me semble assez fort pour pouvoir se passer désormais de l'ironie, du sarcasme, de l'invective, et, en général, de toute la mitraille déclamatoire.

Ma seconde édition n'est pas encore commencée ; nous avons un ministère Soult-Guizot qui fait mine de poursuivre les écrivains, et c'est la peur qui arrête mon libraire. En attendant, je travaille au second volume; ayant moins à faire pour la démonstration, je pourrai donner plus de temps à la forme et au style. Je compte le rendre de tout point plus intéressant que le premier. Il faut absolument culbuter les propriétaires.

J'ai déjà fait de précieuses conquêtes, mais en même temps je me suis attiré beaucoup d'ennemis, dont le premier et le plus implacable est M. X***. C'est lui qui m'a dénoncé à l'Académie comme un homme séditieux, ingrat et perfide; c'est lui qui a fait la motion de m'ôter ma pension, et il n'a pas tenu à lui que cet avis ne prévalût. Je me propose de lui adresser le deuxième chapitre de mon prochain Mémoire, chapitre qui traitera de l'influence du principe de propriété sur les moeurs. J'y ferai le portrait du littérateur avide, affamé d'argent, souillé des dons secrets de la corruption ministérielle, et il ne tiendra qu'à mon honoré tuteur de s'y reconnaître. Vous avez sûrement appris que M. X***, lors de la découverte du pot aux roses, s'est trouvé inscrit pour 15,000 francs parmi les gens de lettres que le ministère gratifie de ses secours. Le pauvre homme ! Croiriez-vous qu'en demandant ma spoliation cette vieille femme feignait de pleurer sur mon égarement ? A l'en croire, il m'avait ménagé une belle place ! Oh ! tartufe, menteur, carcasse sans entrailles ! On m'a rapporté que, le voyant pleurer et larmoyer, toute notre Académie s'était mise à larmoyer et pleurer aussi; et quand j'arrivai à Besançon, on ne savait si l'on devait me rendre mon salut. Une nouvelle préface me vengera!... Mais laissons mes petites affaires.

Nous sommes dans un pétrin politique dont presque tout le monde s'effraie, et que le National exploite merveilleusement. Grâce à ses soins et à ses déclamations, l'on s'est remis depuis deux mois à chanter la Marseillaise; la population est en défiance, la Chambre sans vigueur, les partis politiques plus aveugles et plus égoïstes que jamais. Les journaux ne discutent plus ; ils s'injurient, se couvrent de boue, s'avilissent. Du reste, pas plus d'intelligence chez eux que de dignité et de bonne foi, Il y a un an, l'on pouvait croire que nous marchions à une réforme; aujourd'hui nous marchons à une révolution. La conduite du parti républicain a été, comme toujours, stupide depuis deux ou trois mois ; et si une réaction formidable ne vient à bout de l'écraser encore une fois, le salut de la France et de la liberté me semble compromis. Je ne vois partout que dangers extrêmes. Le gouvernement est sans générosité, sans nobles sentiments, sans la moindre intelligence; les démocrates n'ont pour eux que leurs frénésies démagogiques et leurs grands mots, le tout accompagné de la soif du pouvoir, de l'or et des jouissances. Jamais nation ne fut tant bavarde et moutonnière que la nôtre. L'arbitraire seul peut sauver le gouvernement; mais que deviendrons-nous s'il triomphe par l'arbitraire? D'un autre côté, s'il est vaincu, une dictature peut-être plus dangereuse encore me semble toute prête, et avec elle une guerre européenne où nous succomberions infailliblement. Avant le combat, la France serait démoralisée. Le National et ses pareils pourraient bien avoir leur large part pour parler ; mais ils n'auraient pas la même puissance pour faire croire et espérer, encore moins pour rallier les intérêts. Je vois clairement que nous approchons d'une crise sociale dont l'issue sera pour l'Europe un mieux universel ; mais il ne m'est pas prouvé que la France n'y périra pas comme puissance de premier ordre. Puis-je donc considérer avec un flegme philosophique l'humiliation de ma patrie ?

Point de publications littéraires ; plus de grandeur et d'inspiration chez nos écrivains ; rien que de petites idées, de petites phrases, de la philosophie miniature, un papillottage continuel. Je lis et relis Bossuet, Montesquieu, etc. Je n'en supporte pas d'autres. Lamennais va faire paraître une grande Philosophie en trois volumes in-8°; cela ne vaudra pas mieux que l'Esprit d'Helvétius, ou le Système de la nature de Holbach ; mais il faut au parti un philosophe tel quel et vous pouvez croire que les abstractions robespierristes de Lamennais seront prônées.

Trois ou quatre hommes sont à mes yeux les fléaux de la France ; et je souscrirais volontiers pour une couronne civique à celui qui par le fer, le feu ou le poison, nous en délivrerait; ce sont Lamennais, Cormenin et A. Marrast. Ce dernier est rentré au National, et ce journal, sous sa direction, n'a pas tardé à nous ramener l'ancienne Tribune. Je me console en pensant qu'il y a une providence pour les ambitieux, les charlatans et les sots. J'ai fait connaissance avec M. Tissot, qui a remporté deux prix cette année, un à Besançon, l'autre à Châtillon-sur-Marne. M. Tissot court les prix académiques, c'est puéril; M. Tissot publie beaucoup de livres, c'est pauvreté d'idées ; M. Tissot affiche un mépris peu philosophique pour le mérite littéraire, c'est faiblesse intellectuelle ; M. Tissot a abjuré son moi pour se faire l'évangéliste de Kant; c'est monomanie. C'est un digne homme, un noble coeur, une âme pure que M. Tissot, rien ne manque à son éloge ; mais il était dans sa destinée d'être toujours le fanatique de quelqu'un ou de quelque chose. Je lui ai envoyé les thèses de Bergmann, ce qui a dû lui faire un vif plaisir.

Je suis maintenant presque sans société, n'allant plus chez M. Droz ; craignant d'aller chez M. Cuvier, de peur d'y rencontrer des habitués de mon ex-tuteur académique; à cent lieues de Bergmann, à quatre cents de vous, veuf de Fallot, dont le souvenir ne me fut jamais plus cuisant; je tombe par moment dans un délaissement inexprimable. Mon imprimerie me reste toujours sur les bras, et je ne puis ni en vivre, ni m'en débarrasser. Plus dénué que jamais, je n'ai d'espoir qu'en l'extrême nécessité où doit me jeter la cessation prochaine de ma pension.

Mauvais, mon prédécesseur, est allé dire quelque part, à propos de mon livre : « Il a fait trop de bien pour en dire du mal ; il a fait trop de mal pour en dire du bien. » Et l'on s'est moqué de lui.

Reclam est un bon et honnête Allemand; il loge maintenant rue La Harpe, hôtel du Luxembourg.

Maguet a payé pour vous 15 ou 30 francs (je ne sais plus lequel) à votre bottier ; Émile Haag et Elmerick ne se sont pas remués le moins du monde ; quand vous serez de retour, vous retrouverez vos créances et vos dettes dans le même état où vous les avez laissées. J'ai blâmé Haag, et j'ai chargé Bergmann de réprimander Elmerick, s'il le voyait. Je n'ai pas encore revu Torzuelo. Dessirier vous fait ses amitiés bien sincères.

Mon cher Ackermann, vous allez publier un volume de vers ; c'est fort bien et je vous félicite d'avoir conservé assez de liberté d'esprit pour vous occuper d'hémistiches et de césure; mais j'aurais appris avec plus de plaisir que vous eussiez fait paraître quelque petite traduction, allemande ou française, quelque étude linguistique ou pyschologique, ou tout autre ouvrage plus digne de vous et du temps où nous vivons. Je pense que le nombre de tous vers qui peuvent être faits dans chaque langue est en général assez borné; et, pour la langue française, en particulier, je crois que ce nombre de vers était atteint dès avant Voltaire. C'est une opinion que vous trouverez peut-être singulière; elle vous le paraîtra moins si vous y réfléchissez. De cette masse de mots que renferment nos énormes vocabulaires, il n'y a guère que les termes usuels, les mots classiques qui soient poétiques ; or, pensez-vous que le nombre des combinaisons qui peuvent amener de beaux vers, sur trois ou quatre mille mots, soit fort grand? II. y a là, selon moi, une cause matérielle de décadence pour toute poésie, cause dont nos rimeurs ne s'aperçoivent pas et contre laquelle ils se raidissent d'une manière risible. Non, je n'ai jamais cru qu'une nation ne pouvait produire qu'un Corneille, un Racine, un Molière; mais ce qui fait un Molière et un Corneille ne peut pas servir pour deux. Souvenez-vous que les derniers poètes de la Grèce et de Rome, avec autant de science et de génie peut-être qu'Homère et Virgile, n'étaient plus que des collecteurs de centons ; et pourquoi ? parce que, encore une fois, tout était à peu près fait quand ils parurent.

Un beau vers à placer ne mérite pas deux cents vers médiocres d'encadrement. Soignez plutôt votre santé, devenez riche d'allemand, travaillez la grammaire, faites de la psychologie comparée, et revenez nous voir au plus tôt. Je compte que vous me pardonnerez mes remontrances; je reçois vos critiques, je vous dis ce que je pense, mais oubliez-le si je me trompe.

Votre ami fidèle,

P.-J. PROUDHON, rue Jacob 16

P. S. Il y a eu cette année un congrès scientifique à Besançon. M. Pérennès a lu en séance solennelle un rapport sur l'état de la littérature et des sciences en Franche-Comté, dans lequel vous avez été mentionné honorablement à côté de Fallot, Dartois et, devinez qui ? Francis Wey. L'Académie s'est mise à faire un journal qui la couvre de ridicule; on y fait mousser les jeunes gens qui sont sages. On a proposé au concours l'éloge de Suard. J'ai annoncé que je m'en occupais; mais, après quinze jours de recherches et de lecture, je m'en suis dégoûté. J'aurais des choses intéressantes à dire, mais je n'aurais pas le talent de les rendre agréables. Que n'êtes-vous ici ! je vous communiquerais mes idées, et je crois que vous feriez une bonne composition.

Pauthier ne veut plus être que Chinois; son esprit se promène entre quelques idées tellement exclusives, intolérantes et intéressées; que je ne le comprends plus.

L'Académie de Besançon et celle des sciences morales et politiques de Paris ont repoussé l'hommage de mon livre. Toutefois, le rapport très-long qui a été fait par M. Blanqui, et que le Moniteur du 7 septembre a reproduit en partie, m'est tout à fait honorable. On ne peut repousser un ouvrage avec plus d'égards et même d'éloges pour l'auteur. C'est une leçon pour moi. Il a été question dans le conseil des ministres de me saisir ; cependant on n'en a rien fait, grâce probablement à la couleur toute scientifique de mon travail. La Revue du progrès m'a loué; du reste, il n'y a encore eu ni annonce, ni véritable publicité. Comme tant d'autres, j'ai des enthousiastes, et de mortels ennemis, même des jaloux. Les uns me nomment sauveur; les autres veulent qu'on me pende, probablement pour continuer la métaphore.