1839-10-15, de Pierre-Joseph Proudhon à Paul Ackermann.

Mon cher Ackermann, votre brusque résolution me surprend; mais elle ne m'effraie pas. Elle m'afflige par la pensée qu'un Français honnête, laborieux, instruit, ne peut trouver à vivre dans sa patrie et qu'il lui faut aller chercher fortune à Berlin. Dans les conseils et les encouragements des honnêtes gens que vous avez consultés, j'entrevois plus de paresse à aider que de véritable prudence à conseiller. Vous n'avez que vous seul, cela est bien évident, bien avoué; souvenez-vous donc de ce que c'est que la philanthropie moderne, mais n'en devenez point trop Alceste. Je suis comme vous ; je n'attends rien de personne, je rentrerai dans ma boutique l'année prochaine, armé contre la civilisation jusqu'aux dents, et je vais commencer dès maintenant une guerre qui ne finira qu'avec ma vie. Je serai à Paris avant votre . départ, comptez-y bien; j'aurais voulu pouvoir remettre au porteur de la présente les 20 francs que je vous dois, mais le trésorier de l'Académie m'a renvoyé à samedi prochain : point de Suisse, point d'argent.

Crainte de malheur: je vous expédierai cette petite somme la semaine prochaine par l'intermédiaire de Dessirier.

J'accepte l'usufruit et le gardiennage de vos livres si vous ne trouvez pas à les vendre; je suppose, au surplus, que vous ne partez pas pour un exil perpétuel.

Je viens de me remettre au travail; mon Mémoire va s'imprimer: dans huit ou dix jours, vous en recevrez les épreuves que je vous prie encore de ne point garder trop longtemps. Vos remarques portant principalement sur le style et le goût me seront très-précieuses ; vous savez quelle importance j'attache à la forme littéraire. Quant au fond des choses, plus j'y pense, plus je m'en applaudis. L'escarmouche sera vive et directe : aussi, ce premier pas une fois fait, il n'y aura plus à revenir et je suis engagé pour jamais. C'est ce que je veux.

Je vais faire, avant mon départ, un article sur Fallot, sur l'ouvrage de M. Pérennès, et sur celui de Bergier, qui dort dans mon magasin. J'ai mis de côté ma réponse à M. Nodier, que l'on n'a pas voulu insérer. J'ai été voir enfin l'abbé Dartois, qui est très-content de Fallot, dans lequel il a trouvé, dit-il, la confirmation de toutes ses idées et plusieurs choses qu'il ignorait; nous avons parlé de la dispute avec M. Nodier, qui parait à l'abbé Dartois fort ignorant et trop bel esprit..

J'ai fait part à Messieurs de l'Académie de votre résolution; tout ce qu'ils ont dit à cet égard consiste en quelques hélas ! sur la difficulté pour un jeune homme de se placer aujourd'hui. On me conseille de rester imprimeur.

Je n'ai point encore écrit à Bergmann; j'espère que vous passerez par Strasbourg afin de le revoir ; c'est un homme avec qui je voudrais vivre et mourir. Je ne lui sais pas d'égal ni à Paris, ni ailleurs. Philosophe et philologue, il réunit à un plus haut degré que personne aujourd'hui les deux facultés les plus précieuses de l'esprit humain. Fallot pouvait être tout cela et, de plus, érudit et bibliographe; une tète si vaste ne pouvait subsister. Bornons-nous donc à bien tracer notre sillon et ne cherchons point à égaler notre intelligence à l'infini de la science.

Quand vous serez en Allemagne, faites une comparaison des idiotismes, de la syntaxe et des formes du français et de l'allemand; cette comparaison n'existe pas, car on ne s'en est jamais occupé, je crois, pour aucune langue ; les philologues se contentent trop aisément des généralités. Mais pour être bien faite, celte comparaison doit aller au fond des choses et s'éclairer d'une haute critique et d'une bonne philosophie; ce sera de l'histoire naturelle, comme dit Bergmann.

Je m'arrête pour cette fois, n'ayant rien à vous dire et las de vous prêcher; j'espère seulement que nous aurons encore quatre ou cinq jours l'un pour l'autre, après quoi notre correspondance nous consolera et pourra quelque jour intéresser le public.

Je vous souhaite le bonjour et vous embrasse,

P.-J. PROUDHON.