Paris, 22 décembre 1839
Mon cher Bergmann, rien n'est plus aisé que de faire un compte en apparence très-exact, et de le faire monter aussi haut qu'on veut. Lorsque ce compte est composé d'un grand nombre de parties, comme il arrive dans l'impression d'un livre, on n'a rien à faire pour cela qu'à augmenter de quelques francs chacune de ces parties; les additions et multiplications feront le reste. Je commence par transcrire ici littéralement le compte que tu m'envoies, afin d'opérer dessus.
THÈSE FRANÇAISE THESE LATINE
la feuille. la feuille.
Composition. ... 18 fr. Composition . . 15 fr. »
Corrections.... 6 Corrections. . . 3 »
Tirage 4 Tirage 3 50
Étoffes, bénéfice . 21 Étoffes, bénéfice 16 15
Papier Papier 7 50
57 fr. 5 fr. 15
Faisons la somme totale : la thèse française à 4 fr. 3/4, les couvertures comptent comme le reste.
Je n'ai pas encore osé présenter mon discours à M. Droz, ni à M. Jouffroy ; je n'attends que de la colère et de l'indignation de l'un ; et de l'autre du mépris. Ma philosophie et ma politique ne sauraient leur plaire. J'apprends de Besançon que le clergé, a arrêté la vente de ma brochure, qu'on y prépare des réfutations sevères de mes principes ; qu'en général, si on ne me refuse pas quelque talent, on me trouve beaucoup de paradoxes dans les idées. Les dévots sonnent l'alarme; et les soi-disant républicains se réjouissent d'un nouveau champion. Personne ne veut me prendre comme j'ai voulu être pris. Les plus sages, mes amis même, doutent, me font des recommandations, et désirent que je laisse la politique de côté. Faites-nous de la métaphysique et de la morale, me dit-on, et laissez la république, la monarchie et les prêtres. On veut, comme tu vois que je sois philosophe, sans qu'il me soit permis de parler de Dieu, de la société et de la religion. Que je fasse de la science à condition que je ne toucherai pas aux matériaux. — Pauthier a été très-content de mon travail, quelques autres encore; mais, du reste, nul ne sait que me dire. Les hommes du National se sont moqués du titre de l'ouvrage ainsi que de l'auteur qu'ils ont presque pris pour un jésuite. Dessirier m'exhorte à laisser là mes idées de religion et de divinité, qui ne sont plus à l'ordre du jour; cet excellent Dessirier ! Que veux-tu? Je suis hors de toutes les conditions de succès, je ne plais à personne. Ma chance sera belle mais patience !
Ma lettre est déjà trop longue pour que je puisse t'entretenir de mon nouveau travail; ce ne sera pas l'oeuvre d'un jeune homme qui n'a qu'une demi-conscience de la nouveauté et de la certitude de ses idées.
Je t'en parlerai plus au long une autre fois. Il faut que dans trois mois ce soit fini; c'est le terme que je me donne pour quitter Paris où je ne saurais vivre.
Je suis seul, je n'ai plus que Dessirier dont le coeur est parfait, et l'esprit trop peu éclairé. Mon imprimerie va doucement; je soupire après le jour où j'irai reprendre mon bonnet de papier.
Adieu, mon ami, je t'embrasse et te souhaite succès et progrès. Tu ne me dis rien de ton cours.
P.-J. PROUDHON.