1840-08-19, de Pierre-Joseph Proudhon à Monsieur Bergmann.

Mon cher Bergmann, j'ai reçu ta lettre du 25 juillet, et j'ai encaissé les 200 francs. Mes obligations envers toi s'accumulent et je le vois avec un vif sentiment de plaisir ; quant à l'argent, c'est une affaire de remboursement qui pourrait être faite plutôt que je ne l'espère aujourd'hui. J'ai envoyé à Dessirier 70 francs, et j'ai déjà vendu pour 50 ; ma brochure prend dans le public bisontin, et, si j'avais eu plus d'habileté ou de charlatanisme, j'aurais vendu pour 150 francs.

Dessirier m'a envoyé, pour l'approuver, un marché conclu entre lui et un libraire de Paris, M. Prevost, rue Bourbon-Villeneuve ; ce libraire m'engage à rééditer mon livre, au nombre de 3,500 exemplaires, m'accordant le quart du bénéfice, et promettant de faire tout ce qui est de sa compétence pour donner à mon ouvrage de la publicité. En même temps, il me demande mon Discours sur le Dimanche pour le débiter. ;

La Revue du Progrès, de Louis Blanc, et quelques autres publications ont déjà fait mention de mon travail ; pour les grands journaux, ils ne diront mot, jusqu'à ce que la clameur publique les y oblige. Armand Marrast partage, dit-on, mes idées ; mais il ne les préconisera pas dans le National, de peur d'effaroucher ses lecteurs.

Que l'entreprise du libraire Prévost arrive à bonne fin, et le second Mémoire auquel je vais travailler mettra le comble à mes efforts ; la Propriété, attaquée de toutes parts, poursuivie, sera obligée de faire voir ses raisons , et l'on verra un beau tapage.

Tu sens, d'après cela, mon cher ami, combien quelques observations plus détaillées de ta part me seraient précieuses ; tes réflexions sur mon cinquième chapitre sont justes ; ce chapitre exigerait à lui seul un volume, et je n'en ai fait qu'un sommaire. Il y a des morceaux que je conserverai dans leur entier; d'autres ont besoin d'être refondus.; la seule question est de savoir comment je pourrais raccommoder tout cela pour une seconde édition, sans aller trop au delà des bornes de la première. Le professeur de philosophie de Besançon pense comme toi que ce chapitre cinquième devrait être au commencement ; cependant, il faut bien faire attention que mon ouvrage n'est point un traité de philosophie sociale, mais seulement un examen de la Propriété. Il suit de là que le chapitre cinquième arrive à la suite des autres pour répondre à cette question : La propriété étant impossible et injuste, comment et pourquoi existet-elle? Voilà le lien de transition qui unit cette dissertation toute psychologique au reste de l'ouvrage.

Du reste, à part cette considération, je donne les mains à tes critiques ; mais je pense que toi seul les pouvais faire. Elles me prouvent une chose à laquelle tu n'as pas pensé : c'est que tu sais mieux ma propre philosophie que je ne la sais moi-même. Oui, les idées présentées dans ce chapitre cinquième demandent d'autres développements et une autre rédaction ; elles ne veulent point être traitées par-dessous la jambe; mais est-ce bien là que je dois placer ce grand travail ? L'homme s'étant trompé dans la science sociale de la même manière qu'il s'est trompé sur tant d'autres choses, ne suffit-il pas que je montre brièvement l'analogie de son erreur, relativement à la propriété, avec toutes les erreurs qu'il a commises ? Mon chapitre cinquième, en un mot, ne suppose-t-il pas toute une philosophie extérieure au traité sur la Propriété, plutôt qu'il n'appelle dans ce traité de nouveaux développements psychologiques ?

Voilà quelles réflexions je devais te soumettre avant de passer à des corrections ; car si tu conçois mon ouvrage sur la Propriété comme partie d'un grand tout qui l'expliquera et le complétera, il me semble que lu sentiras comme moi la nécessité de donner un autre tour et un autre caractère aux corrections que tu me proposes.

Je vais incessamment travailler à mon second Mémoire sur la Propriété, qui sera divisé comme suit :

Chap. 1er, adressé à l'Académie de Besançon : sur les obligations des corps savants envers les auteurs et le public ; sur la forme et le ton général des ouvrages : réflexions littéraires et philosophiques à ce sujet.

Chap. II, adressé à un directeur de notre séminaire : sur les doctrines de l'Église touchant le prêt à intérêt ; du rôle qu'a joué le clergé et de celui qu'il peut jouer aujourd'hui dans la société.

Je mettrai, dans ce chapitre, l'Église en demeure de se prononcer contre la Propriété et d'abjurer sa vieille casuistique, ou de défendre la Propriété et l'usure coutrairement à la justice et à l'évidence. Opposition de la doctrine évangélique et de celle des casuistiques.

Chap. III, adressé à M. Droz. Après avoir examiné la question religieuse, je soulève ici la question de morale. — Influence de la Propriété sur les moeurs, etc., etc.

Chap. IV. Critique du Code ; une provinciale contre les jurisconsultes.

Chap. V. Critique de la Charte constitutionnelle. Abomination de la Charte.

Chap. VI. Projet d'une révolution et d'une réorganisation politique.

Dans ce second Mémoire, je parlerai plus souvent au sentiment et à l'imagination ; je revêtirai de couleurs, de chair et de sang cette dialectique décharnée qui fatigue et que peu d'esprits peuvent supporter. Je ferai ressortir cette pensée fondamentale de mon premier Mémoire, que tous les maux de l'humanité viennent primitivement d'une simple erreur de compte (soit de l'inégalité de répartition des biens, d'après l'inégalité des facultés, soit surtout de l'appropriation du produit collectif par un seul individu) ; je m'efforcerai de répandre plus de charme et d'éloquence dans ma diction : en un mot, je tâcherai de prendre les hommes par la persuasion après les avoir ébranlés par le raisonnement. Il y aura peu de choses nouvelles ; mais tu sais, mon cher Bergmann, que le difficile est moins de concevoir et de démontrer la vérité que de la faire admettre ; et que, d'un autre côté, c'est peine perdue que d'exposer des vérités qui tiennent à une première, tant que cette première n'est pas irrévocablement admise.

La rage académique n'a fait que s'accroître contre moi : deux séances très-orageuses ont déjà eu lieu à mon sujet ; diverses motions ont été faites, ou de me retirer la pension, ou de la donner à mon père, ou simplement de me blâmer publiquement; enfin, l'on a résolu de ne prendre aucun parti avant de m'avoir entendu, et je suis assigné à comparaître par-devant notre sénat académique, dans le courant de novembre prochain, pour faire valoir mes moyens justificatifs et m'entendre reprocher d'avoir écrit un livre antisocial, contraire à toutes les convenances pour la forme comme pour le fond. — On a exigé de moi que je ne publierais rien d'ici à la fin de l'année scolaire de 1840-1841 ; j'ai donné ma parole par écrit signé de moi. A peine mon second Mémoire sera-t-il prêt pour ce temps-là. D'ailleurs, si l'Académie me traitait avec fureur, je serais par là même délié de mon serment.

Parmi les académiciens, ceux qui avaient été mes plus dévoués m'ont tourné le dos ; d'autres, qui ne me connaissaient pas, me sont favorables. Le préfet du département est du nombre de ces derniers. En général, les dévots, les avocats et les littérateurs purs m'en veulent ; les commerçants, banquiers, usuriers, gens de négoce et de commerce, m'applaudissent ; l'aurais-tu deviné? Déjà, au temps de Jésus-Christ, les publicains se trouvaient plus près du royaume de Dieu que les pharisiens et les docteurs.

Notre congrès scientifique durera huit jours ; on ne m'a pas fait l'honneur de m'y inviter. J'aurais voulu y lire un compte rendu de tes thèses ; mais que ton amour-propre ne regrette pas trop cette occasion de parier de toi. Encore une fois, mes Mémoires sur la Propriété ne sont rien à mes yeux ; je songe surtout à une psychologie, à une logique et à une métaphysique nouvelles. C'est là que je te placerai comme il convient, d'autant plus qu'il faudra que nous convenions de plusieurs choses avant que je publie. Laisse-moi seulement acquérir un peu de réputation avec des bribes politiques, et tu verras.

M. Tissot, de Dijon, m'a chargé de t'offrir un volume in-8° sur le Suicide et la Révolte; je te l'enverrai par une occasion qu'un libraire m'a promise. En même temps, M. Tissot, qui a cherché partout tes deux thèses, me charge de te les demander pour lui. M. Tissot est un honnête homme, travailleur, savant, kantiste dévot et dévoué, trop tenace dans ses opinions, par conséquent trop lent à saisir les idées d'autrui. J'ai eu le plaisir de faire récemment sa connaissance, par l'obligeance de Pauthier ; c'est alors que nous avons parlé de toi, et que M. Tissot a tremblé de tous ses membres en apprenant le sujet et la valeur de tes ouvrages. Tu m'enverras ces deux thèses à Besançon ; M. Tissot y passera dans une quinzaine.

Je désire que tu ne m'affranchisses plus tes lettres ; permets qu'au moins cette égalité soit entre nous.

Tout à toi.

P.-J. PROUDHON.

P.-S. Je compte aller à Paris travailler et imprimer mon second Mémoire. Pour mon imprimerie le travail y vient ; mais j'aurais besoin d'un associé qui m'ôtât tout souci. Si l'imprimerie et les autres ressources me manquent, mes amis les banquiers et négociants me procureront bientôt un emploi lucratif, soit dans une usine, soit ailleurs.

Sois donc sans inquiétude sur ma position ; je pourrai bientôt peut-être, à mon tour, être utile à nos amis en souffrance.

Le sort d'Ackermann m'a toujours plus inquiété que le mien propre. Pour Elmerick, c'est une tête sans cervelle, qui afflige trop souvent Maguet.