1840-08-10, de Pierre-Joseph Proudhon à Joseph Tissot.

Monsieur Tissot, j'ai été agréablement surpris, si jamais je le fus, de recevoir les nouveaux ouvrages que vous me faites l'honneur de m'adresser. Je commence m'estimer moi-même, à mesure que je vois des nommes, en la moralité et les lumières desquels j'ai toute confiance, me témoigner tant d'amitié et d'estime. Pardonnez ces sentiments à un homme qui fut trop longtemps sauvage, et qui s'étonne encore quelquefois de rencontrer des hommes simples, sociables et bons, surtout quand ils sont philosophes. Vous savez mieux que moi combien de réflexions critiques soulève aujourd'hui le nom le plus beau que la raison humaine ait jamais imaginé, le plus difficile à mériter et à porter dignement. J'ai rencontré ici un de vos confrères en professorat (je ne dis pas en philosophie, car je commencé à douter qu'il ait foi en la philosophie), lequel, après m'avoir donné beaucoup d'éloges et m'avoir un peu séduit, tant l'amour-propre est crédule ! a fini par m'inspirer de la défiance et des doutes sur la sincérité de ses paroles. Il m'est revenu qu'il disait ailleurs tout le contraire de ce qu'il me disait à moi-même... Je vous avoue que j'ai trouvé cela très-peu philosophique ; car je pensais que la crainte, le respect humain ou l'intérêt sont des passions tout à fait étrangères au philosophe.

Or, le philosophe dont je vous parle, homme d'esprit au demeurant, est la plus forte tête de l'Académie bisontine. Ab uno disce omnes. Tout ceci entre nous.

Le Franc-Comtois s'imprime chez M. Deis : je n'ai reçu ni prospectus, ni avis du journal, ni..., etc. Cette publication périodique est destinée, dans l'intention du fondateur, à exciter et à développer l'esprit patriotique en Franche-Comté, ce qui est très-beau assurément ; mais voici comment l'on entend cette excitation patriotique : le journal ne traitera jamais aucune question de politique générale, ni de religion ; notez ces deux points : il ne s'occupera que de sujets d'intérêt local et des innombrables besoins matériels, intellectuels et moraux de notre belle et chère province. Ceci est ou absurde ou contradictoire. Je n'insiste pas avec vous sur la démonstration.Tout ce qui est d'intelligence, de morale et d'intérêt, est de religion et de politique générale. Cela se conçoit d'emblée.

En un mot, le Franc-Comtois a pour objet de réduire l'intelligence, le coeur et l'imagination des FrancsComtois aux proportions du moi provincial, ce qui, au point où la civilisation est parvenue, est un pas rétrograde et une prétention monstrueuse.

Le Franc-Comtois est essentiellement l'organe de l'Académie ; son premier numéro contient un article de M. Perron, un autre de M. Pérennès, etc. C'est une faute... Une Académie littéraire et morale doit éviter, selon moi. d'entrer dans le journalisme et de se livrer

à la polémique quotidienne ; il lui en arrivera mal, je le lui promets.

Enfin, les Francs-Comtois du nouveau journal l'annoncent comme exempt de préjugés, de toute influence, de tout intérêt particulier : ce mensonge est le premier dont leur feuille sera l'inépuisable semoir.

J'ai lu, il y a quelques jours, un article de la Revue des deux Bourgognes, dont le titre m'intéressait vivement, et qui vous concerne personnellement, monsieur le philosophe. Je n'ai jamais rien vu de plus pitoyable, de plus inique, de plus bête, que cet article de l'abbé Doney sur la méthode philosophique et la méthode catholique. J'en ai exprimé hardiment ma pensée, ce qui a paru scandaliser les gens ; je me suis fâché et j'ai voulu argumenter ; on ne me comprenait plus. Courage, philosophe; vous frappez fort, et vous frappez juste, puisque les théologiens se fâchent; la démonstration de votre dire est tout entière dans leur barbouillage.

Pour moi, je n'ai pas lieu de me louer ; je suis vu de mauvais oeil ici ; l'irritation a été portée au comble ; on pense à me retirer la pension ; on n'espère plus rien de moi, dans le temps même où j'ose dire que l'on devrait espérer le plus ; on m'abandonnera au moment de ma force et de ma fécondité. La colère s'accumule et s'empile dans mon âme; si jamais le fils se révolte contre la mère, s'il ose une fois révéler la turpitude de celle qui lui donna le jour, malheur, malheur à elle ! Jusqu'ici, je n'ai fait que mes exercices ; je regarde ce que j'ai publié comme des juvenilia ; mais le conscrit deviendra vétéran, et, encore une fois, malheur aux crânes!

Je ne puis avoir aucune explication avec vous sur mon ouvrage, dont vous vous contentez de me dire que vous acceptez quelques parties, et que vous en repoussez d'autres; je vous serais pourtant obligé de me formuler d'une manière plus précise vos critiques. C'est ce qu'a fait Bergmann, de Strasbourg. Je me propose d'écrire un second Mémoire sur la Propriété, plus intéressant que le premier ; et ce serait pour moi un triomphe d'avoir quelques assertions à redresser dans ! mon propre ouvrage, afin de mieux faire comprendre au public que la philosophie est une science d'observation, déduite ou plutôt induite d'une multitude de faits, et que la métaphysique est fondée sur une espèce d'opération intellectuelle plus difficile encore que l'algèbre, et tout aussi certaine. Voilà ce que je voudrais faire dans mon second Mémoire, et ce que vos observations me permettraient sans doute d'exécuter.

Je n'accepte pas l'épithète de cynique que vous me décernez, et qui n'est juste que pour un auteur qui raisonnerait au point de vue d'une société différente de celle que je me fais par anticipation. L'égalité supporte la vivacité et la brusquerie des formes; elle amène même l'invective et le sarcasme, lorsqu'un des contendants élève ses prétentions au delà de son droit. Cette seule remarque justifie tout mon style, que je modérerai davantage une autre fois, mais que je ne pourrais changer sans mentir à moi-même et sans commettre un contre-sens.

J'écrirai incessamment à Bergmann pour lui demander ses thèses et lui faire parvenir votre ouvrage.

Je suis absorbé par le travail mécanique de l'imprimerie ; j'ignore quand je reprendrai des études sans lesquelles je ne puis plus vivre, et je m'occupe en ce moment de m'assurer du travail et du pain. Je n'ai pas lu entièrement votre philosophie élémentaire ; on vous accuse d'obscurité : je n'ai pas trouvé en vous ce défaut. C'est sûrement la faute de mon esprit obscurant et opaque.

En général, mon très-digne philosophe, j'ai regret de vous le dire, je ne suis pas fâché de pouvoir donner la main à un homme tel que vous ; vous êtes aussi peu prisé en Franche-Comté que votre serviteur ; on vous dédaigne et je déplais.

Je serais honoré d'être votre imprimeur. Mais comptez peu sur le Franc-Comtois ; la franc-comtoiserie n'est ni la vôtre ni la mienne.

Je vous souhaite le bonjour.

P.-J. PROUDHON.