1838-02-21, de Pierre-Joseph Proudhon à François Pérennès.

Monsieur Pérennès, je viens d'être informé, par l'un des derniers numéros de l' Impartial, que le terme de rigueur auquel doivent être remis en votre secrétariat les pièces et titres des concurrents à la pension Suard est fixé au 1er juin prochain. Si donc vous désirez encore que je me mette sur les rangs, permettez-moi d'abord, Monsieur, de solliciter un premier service de votre bienveillance. Il me faut, pour cette candidature, un diplôme de bachelier ès lettres, et pour obtenir ce diplôme un certificat de philosophie : or, je ne sais à qui demander ce certificat. Vous savez personnellement que j'ai suivi assidûment les cours de M. Assier, que j'ai même étudié, pendant mon année de rhétorique, les auteurs de philosophie; ne pourriez-vous donc, vous, mon ancien et digne professeur, me délivrer ce certificat revêtu de toutes les formalités requises, et, s'il le fallait même, de votre timbre académique? On dit que le premier venu peut accorder ce certificat, j'ai peine à le croire ; mais, quoi qu'il en soit, je préférerais le tenir de vous plutôt que de tout autre. Ce ne serait pas le premier titre que vous auriez à ma reconnaissance ; et j'ose vous en prévenir, M. Pérennès, ce ne serait non plus ni le dernier, ni l'avant-dernier.

Ce n'est pas tout : je souhaiterais passionnément, avant d'adresser officiellement ma demande à l'Académie, être encore une fois rassuré et encouragé par vous sur les éventualités de mon élection comme pensionnaire Suard. A l'âge où je me vois arrivé, et dans la position où je me trouve, il me semble que ce voeu n'a rien de trop ambitieux ni d'indiscret. Pour tel autre, s'être mis déjà sur les rangs est presque un succès; pour moi, au contraire, je regarderais le plus bel accessit comme un grand malheur. Cette démarche sera la plus importante que j'aurai encore faite de ma vie, et je la regarde comme décisive de tout mon avenir. Si je succombe, c'est fait de moi ; je n'ai plus à tenter la carrière des sciences ni de la littérature; je ne pourrais plus intéresser à mes études un public instruit de ma mésaventure; je porterais sur le front le signe ineffaçable d'incapacité innée. J'aime mieux cent fois m'abandonner à ma misère que de tenter une bonne fortune que je n'obtiendrais pas.

A présent,pour vous intéresser et pour intéresser l'Académie à ma candidature, il est juste, et je le comprends de reste, que vous soyez instruit des garanties que je puis donner de mes travaux à venir, de la nature de mes études et de la carrière que je me propose de parcourir. C'est principalement dans cette vue, Monsieur, que j'ai pris la liberté de vous écrire, et que je vous prie d'excuser la longueur de la première lettre que j'ai l'honneur de vous adresser.

Je n'ai nulle envie de suivre un cours de droit. Tout le système de nos lois est fondé sur des principes qui n'ont rien de philosophique, et que repousse la loi ,naturelle tout aussi bien que la loi révélée. C'est du moins mon opinion. Je ne serais pas embarrassé d'en tirer maint exemple, et de l'appuyer de l'autorité de vingt auteurs. Des conventions humaines, basées sur la conquête, l'esclavage, la force, le privilège ou la barbarie, c'est le fond de notre droit. Encore quelques siècles, et il en sera de même de notre jurisprudence que de l'ancienne chimie à l'apparition des Lavoisier, des Priestley et des Davy : il n'en restera rien, absolument rien, si ce n'est quelques ruines éparses qui auront retrouvé leur véritable place dans la vraie justice de Dieu et de la nature.

Je ne me soucie pas davantage de faire un cours de médecine. Ce que j'en lis tous les jours suffirait pour m'en dégoûter, par le charlatanisme avec lequel l'ignorance ou l'ineptie se cachent aujourd'hui dans la plus ridicule technologie, quand je ne saurais pas, d'un autre côté, que la partie la plus réellement utile à l'humanité, la thérapeutique, dans ses aphorismes les plus certains, dans ses ressources les plus sûres, n'est encore que de l'empirisme. Qu'est-ce que la fièvre ? Nous n'en savons rien. Pourquoi le quinquina coupe-t-il la fièvre? Nous le savons encore moins. Mon esprit n'aime pas à marcher dans l'obscurité.

J.-J. Rousseau dit quelque part : « La philosophie, n'ayant ni fond ni rives, manquant d'idées primitives et de principes élémentaires, n'est qu'une mer d'incertitudes et de doutes dont le métaphysicien ne se tire jamais. » Et il ajoute que c'est par impuissance d'arriver par la raison à la connaissance d'aucun dogme consolateur qu'il s'est rejeté dans la philosophie du sentiment, dans le sein de la religion. Est-il donc vrai que la raison humaine doive désespérer d'elle-même, qu'elle ne puisse jamais obtenir que la foi, mais non l'intelligence, que croire sans comprendre soit son dernier effort?

Pour moi, s'il m'est permis de raisonner humainement sur ce que nous appelons révélation, je crois y voir le fond d'une philosophie universelle et toute pratique, dont les dogmes, dans leur expression la plus scientifique, dans leur énoncé le plus simple, ont surnagé à toutes les révolutions sociales, à toutes les corruptions et dégradations de l'humanité ; mais dont la raison, la démonstration, les corollaires et l'enchaînement nous échappent, parce que nous avons perdu les titres de notre naissance, parce que notre extrait de baptême est anéanti, parce que, comme dit Salomon : non est priorum memoria. Je crois fermement que, vivants, nous pouvons acquérir cette pleine intelligence que saint Paul nous a promise comme une des conditions de la béatitude céleste, non pas que nous puissions arriver à connaître et pénétrer parfaitement l'infini, ni rien de ce qui surpasse une nature contingente et bornée; j'entends seulement que cette connaissance, que la foi promet à ses élus dans l'autre vie et qui consiste dans la perception du comment et du pourquoi des vérités religieuses, nous pouvons l'acquérir dans celle-ci. Au nombre de ces dogmes de la religion dont je parle, et que j'appelle, moi, autant de propositions d'une philosophie oubliée, je range l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la Trinité, l'origine du mal, la concupiscence, dont parle saint Jacques, et toutes les vérités de morale évangélique, aujourd'hui si fortement attaquées, uniquement parce que nous ne les comprenons pas, et que notre raison seule est insuffisante à les défendre. J'ai osé écrire à la fin de mon petit Traité de grammaire générale : « Puisque les mots sont les signes des idées, l'histoire du langage doit être l'histoire de toute philosophie ; et l'origine du langage, une fois expliquée, doit donner le principe des connaissances humaines. » C'est au développement de cette proposition que seront consacrées les premières études linguistiques et philosophiques auxquelles je pourrai me livrer.— Qu'on imagine une immense plaine où se trouvent pêle-mêle entassés, confondus, des débris de statues et de basreliefs, des fûts de colonne, des chapitanx, des fragments de: socles et d'entablements, des caractères hiéroglyphiques, des bouts d'inscriptions, des vases, des autels, etc., etc. N'admirerait-on pas le savant et l'antiquaire qui liraient ces anciens caractères, reconnaîtraient dans toutes ces ruines la destination de chacune d'elles, le style de leur architecture, l'époque où toutes ces pierres auraient été taillées, les progrès même que l'art a faits à l'époque où furent exécutés de si magnifiques travaux,' et jusqu'à la civilisation et à l'étendue des lumières en tous genres qu'elles supposaient chez le peuple qui laissa de si admirables vestiges de son passage? Or, tout cela a été en partie fait par les philologues et les linguistes. Mais si un homme se présentait enfin et disait : « Je vais reprendre toutes ces ruines, je rajusterai tous ces morceaux de pierre, je reconstruirai le temple, je vous dirai toutes ses proportions, je publierai le nom de la divinité qui y était adorée, je dévoilerai le secret de ses mystères, je ferai connaître la doctrine de ses initiés, je montrerai le rapport de tous ses emblèmes et de laphilosophie qu'ils voulaient peindre, » celui-là n'aurait-il pas plus fait que les autres? Eh bien ! c'est ce qui reste à faire dans la philosophie du langage et, s'il, ne m'est pas donné de faire la moisson, du moins j'entrerai le premier dans un champ clos encore à toutes les intelligences.

J'avoue qu'il n'est pas facile de comprendre où je prétends arriver avec une analyse patiente et minutieuse des racines des langues et des procédés de la grammaire et de rélocution. Quoi! me dira-t-on, nous donnerezvous enfin des preuves nouvelles de la distinction de l'âme et du corps, par exemple? Nous forcerez-vous de croire en Dieu? — Oui, puisqu'il faut que je le dise, j'espère rendre votre âme si palpable à votre raison que vous croirez la toucher du doigt, et si je ne vous force pas de croire en Dieu, je vous effraierai si fort de sa présence que vous croirez le voir partout.

Pour remplir cette tâché, je n'ai plus guère à faire qu'un travail de reconnaissance et de dépouillement. Je sais où prendre tous mes matériaux; je connais presque tous les auteurs à consulter, la plupart ne se doutant guère de ce qu'ils me donnent. Il ne me manque plus que du loisir et du repos. Libre et maître de mon temps, deux ans ne se passeraient peut-être pas avant que je soumisse à l'Académie un nouvel essai de Grammaire universelle. En me portant candidat, je m'engage donc à travailler à Besançon, sous les yeux de l'Académie, à l'exécution de l'ouvrage que je médite depuis longtemps, et qui, je l'espère, sera plus nouveau par le fond, que par la forme. Le titre en serait : Recherches sur la Révélation, ou philosophie pour servir d'introduction à l'histoire universelle, et je solliciterais la faveur en même temps de le dédier à l'Académie.

J'ai dit que je désirerais suivre mes études à Besançon : qu'il me soit ici permis d'exprimer quelques pensées d'avenir sur ma patrie. Depuis la diffusion des lumières et des lettres dans toutes les classes de la so- ciété, Paris n'est plus exclusivement le séjour de la science et du goût; on pourrait peut-être aujourd'hui soutenir le contraire sans paradoxe. En philosophie transcendante, Paris est nul en Europe, et, à part les séances de l'Académie des sciences, il est vrai de dire que la curiosité publique n'est alimentée que par les honteux produits d'une littérature frivole et sensualiste, ou par les jongleries de la politique. Mille causes me font abhorrer le séjour de la capitale et m'inspirent pour sa population désespérée une indicible pitié. Tout chante, tout rit, tout s'agite autour de moi : il semble que pour jouir on veuille entrer en convulsion. Les riches s'en donnent jusqu'à épuisement ; les pauvres travaillent et épargnent pendant quatre semaines pour être heureux une nuit. — La nation française me semble ne pouvoir renaître que de ses fragments. Quand je songe à cette race d'hommes qui depuis deux ou trois mille ans habile les deux versants de la chaîne du Jura, qui s'y est conservée, à travers tant de catastrophes, presque inaltérée et non mêlée; quand je considère ces natures sérieuses et contemplatives, religieuses, quoique peu crédules, capables d'enthousiasme, mais non de fanatisme ; ces gens qui ont entendu passer et mugir les révolutions, et n'ont encore vu que le ciel et leurs sapins, il me semble qu'il y a là des éléments préparés pour la régénération nationale. Que les hommes de foi et de volonté s'unissent donc et fassent enfin prendre un rôle à notre peuple franc-comtois dans les affaires du monde ; qu'ils fassent une chaîne autour de lui pour le préserver de la corruption universelle ; qu'ils l'instruisent, le convainquent, le persuadent, et puis qu'ils attendent tout de lui. Ne cherchons pas notre gloire ni notre intérêt personnel; ne soyons rien que pour notre patrie : Que périsse notre mémoire (Danton), mais que la Séquanie soit illustre. Surtout que notre jeunesse ne s'avilisse point par une coupable imitation des vices étrangers ; ce ne sera qu'en restant fidèle à cette devise : Deo et sibi fidelis, que notre patrie sera grande et fortunée. Déjà quelques jeunes Franc-Comtois ont pressenti l'avenir réservé à leur pays et ont résolu de l'accélérer de tous leurs efforts : sera-t-il donc impossible de répandre ce feu sacré, et chez nous comme ailleurs la force d'inertie est-elle donc invincible? C'est à l'Académie, à vous, Monsieur, en particulier, de favoriser de la voix et du geste cette généreuse pensée. Si l'Académie le veut sérieusement, j'ose le lui promettre, tant en mon nom qu'en celui de mes amis et compatriotes, au milieu du déluge universel : la Franche-Comté peut devenir l'arche du genre humain.

Mes respects à MM. Weiss et Viancin.

Je suis, Monsieur Pérennès, en attendant de vos nouvelles, votre tout dévoué et affectionné serviteur et élève,

P.-J. PROUDHON.

P.-S. Je dois une réponse à M. votre frère; il la recevra incessamment. Au lieu de perdre votre temps à me répondre vous-même oserais-je vous prier, Monsieur Pérennès, de le charger de me faire parvenir vos conseils et mon certificat? Je suis sûr que ce serait avec plaisir qu'il nous rendrait ce service à tous les deux.