Besançon 16 septembre 1838.
Mon cher Ackermann, vos lettres me rafraîchissent le sang, et me raniment à la vérité et à la foi républicaine. De tous ceux que je connais, vous êtes jusqu'à présent le seul que je voie se passionner pour la justice et la vertu, et s'enflammer du zèle de l'humanité.
Combien je suis plus à plaindre que vous ! Il y a encore, dites-vous, de l'esprit, des lumières, dans cette capitale; et moi, je vis parmi un troupeau de moutons. J'ai reçu les compliments de plus de deux cents personnes; de quoi pensez-vous qu'on me félicite surtout? de la presque certitude que j'ai maintenant, si je le veux, de faire fortune, et de participer à la curée des places et des gros appointements, d'arriver aux honneurs, aux postes brillants ; d'égaler, sinon peut-être de surpasser, les Jouffroy, Pouillet, etc., etc. Personne ne vient me dire : " Proudhon, tu te dois avant tout à la cause des pauvres, à l'affranchissement des petits, à l'instruction du peuple; tu seras peut-être en abomination aux riches et aux puissants; ceux qui tiennent les clés de la science et de Plutus te maudiront : poursuis ta route de réformateur à travers les persécutions, la calomnie, la douleur, et la mort même. Crois aux destinées qui te sont promises : mais ne va pas préférer au martyre glorieux d'un apôtre, les jouissances et les chaînes dorées des esclaves.
« Serais-tu vaincu par les flatteries, les séductions du plaisir et de la fortune ? Toi, enfant du peuple, filius fabri, comme on le disait autrefois de Jésus-Christ, tu abdiquerais ta conscience, tu apostasierais ta foi pour être heureux à la manière de ceux-ci et de ceux-là ! Tes frères ont les yeux ouverts sur toi : ils attendent avec anxiété s'ils doivent bientôt déplorer la chute et la trahison de celui qui avait tant juré d'être leur défenseur; ils n'auront jamais pour te récompenser, que leurs bénédictions; elles valent mieux que les écus comptant du pouvoir. Souffre et meurs, s'il le faut; mais dis la vérité, et prends la cause de l'orphelin. »
Je suis oppressé des honteuses exhortations de tous ceux qui m'environnent. Quelle fureur du bien-être matériel ! Quel abject épicurisme je vois partout ! Je ne m'avise plus de laisser échapper un seul mot de mes pensées. J'ai acquis la certitude que ma profession de foi me fait considérer comme un cerveau frappé ou tout au moins exalté. Je fais rire par ici; mais je ne convaincs personne. Le matérialisme est implanté dans les âmes, le matérialisme pratique, dis-je, car on n'a déjà plus assez d'esprit pour professer l'autre. Les cagots, par leurs singeries, leur exemple, leur ignorance, leur fanatisme et leur mauvaise foi, entretiennent tant qu'ils peuvent ces funestes dispositions.
La volonté et la foi ont été proclamées de tout temps les plus grandes jouissances de la nature et de l'humanité ; nous avons foi en la justice de notre cause, en la vérité de nos principes, en l'éternité de nos dogmes ; manquerons-nous de volonté ? Ne donnerons-nous pas un jour le spectacle nouveau d'hommes convaincus et inexpugnables dans leur croyance, en même temps que résolus et constants dans leur entreprise. Prouvons que nous sommes sincères, que notre foi est ardente, et notre exemple changera la face du monde. La foi est contagieuse; or, on n'attend plus aujourd'hui qu'un symbole, avec un homme qui le prêche et le croie.
Pauthier marchera toujours avec moi ; c'est trop d'honneur pour ma nullité et mon ignorance ; mais qu'il se montre républicain invincible, défenseur implacable de la morale universelle, ennemi du luxe et de l'opulence, et je suis son séide à la vie et à la mort. Qu'il devienne le plus savant qu'il pourra; qu'il descende un jour des hauteurs de la science, environné, comme Moïse, d'une auréole de gloire ; mais qu'il n'oublie pas qu'il a encore une autre mission à remplir, et que toute sa doctrine ne doit être considérée par lui que comme ses lettres de créance. A ce prix il aura tout mon amour et mon admiration.
J'ai reçu avec joie des nouvelles de tous les amis; je suis marri que Haag ne puisse venir à bout d'être casé selon ses goûts, et je regrette que Bergmann reparte pour Strasbourg.
Je vous embrasse,
P.-J. PROUDHON.